Les années se suivent et se ressemblent beaucoup, quand il s’agit de féminicides. En France, 122 femmes ont déjà été tuées depuis le début de l’année 2022 par leur conjoint ou ex-conjoint. Dans le monde, plus de cinq femmes sont tuées chaque heure par un membre de leur famille, relève l'ONU. Nos invitées, l’historienne Christelle Taraud et l’avocate Pauline Rongier, reviennent sur ce phénomène.
Longtemps, on a parlé de "meurtre passionnel", décrivant l'assassinat d'une femme par son conjoint ou ex-conjoint comme une sorte d'excès d'amour, un coup de sang entre deux personnes qui s'aiment et qui s'achève de manière dramatique. On sait désormais que l'expression "morte sous les coups de son compagnon" est réductrice, si ce n'est trompeuse, et que ces meurtres sont la plupart du temps le résultat d'une escalade de violence dont le féminicide n'est que l'ultime stade. Souvent, ces assassinats ont lieu avec des armes que les conjoints ont achetées, cachées, déjà utilisées, ou dans des contextes où ils se sont organisés, guettant leur proie à la sortie du bureau, de l'école des enfants, du supermarché… Comme l'explique Pauline Rongier, avocate spécialiste des violences contre les femmes, "ce sont des crimes de propriétaire", qui interviennent quand le conjoint agresseur "ne peut plus exercer le contrôle" qu'il a mis en place.
Un "contrôle coercitif" en huit étapes
Mais les choses bougent doucement. Les pays anglo-saxons sont pionniers dans la prévention des violences faites aux femmes. En 2015, l'Angleterre et le pays de Galles, suivis en 2018 par l'Écosse et l'Irlande, ont fait du "contrôle coercitif" une infraction. L'expression recouvre une série de huit étapes identifiées par la professeure Jane Monckton-Smith. La criminologue britannique a mis en lumière le processus de contrôle des conjoints violents, qui ont, dans la majorité des cas des antécédents de violence, de harcèlement ou de contrôle coercitif avant même la rencontre avec leurs victimes.
Quand la relation s'établit, elle devient très rapidement sérieuse avec un emménagement commun, des enfants, un mariage. Vient ensuite la phase de prise de possession : contrôle des relations de la victime de manière à l'isoler de ses proches, pointage de ses horaires de travail, de la durée de ses déplacements, contrôle de ses finances… Cette phase va s'intensifiant et peut s'accompagner de harcèlement moral ou sexuel, de coups, de violences sexuelles. Enfin, vient le moment du déclencheur : un élément vient perturber le contrôle de l'agresseur sur la victime, qu'il s'agisse de la séparation, d'une perte d'emploi, de maladie… Les comportements agressifs se multiplient, il tente de renforcer son emprise par tous les moyens possibles jusqu'à l'étape ultime, celle où, confronté à la perte de contrôle, il passe au meurtre.
Les recherches de Jane Monckton-Smith démontrent que le féminicide par un conjoint ou ex-conjoint est toujours précédé de ces étapes et que la prévention, la formation des forces de police et du personnel de justice permettrait d'identifier ces étapes et d'éviter, en en faisant des infractions, la commission des violences – coups, viols, meurtres.
Un dispositif pour prévenir les violences
En France, le contrôle coercitif est une piste qui intéresse le gouvernement. L'Assemblée nationale a rendu un rapport sur la question. Incriminer le contrôle coercitif permettrait d'agir avant que les violences n'aient lieu, plaide Pauline Rongier, car à ce jour "il n'y a pas forcément infraction. Un homme qui empêche sa compagne d'avoir un compte bancaire, de passer son permis, ce n'est pas punissable aujourd'hui, mais ça le deviendrait si on caractérisait ces actes comme du contrôle coercitif. (…) Ce seraient des éléments objectifs pour reconnaitre une infraction."
Ce dispositif viendrait en tout cas compléter la panoplie des mesures décidées par le gouvernement après le Grenelle des violences conjugales de 2019, d'autant qu'Emmanuel Macron avait fait de la lutte contre les violences faites aux femmes la "grande cause" de son premier quinquennat en 2017, en pleine vague #MeToo – une priorité renouvelée pour son second mandat. Pourtant, les progrès tardent à se mettre en place, les féminicides ont même augmenté de 20 % en France entre 2020 et 2021. Les dispositifs de bracelet antirapprochement ou les téléphones "grave danger" restent insuffisants, soulignent les organisations féministes, et trop peu d'argent est consacré à ces questions, estiment-elles. La France consacre en effet 5 euros par an et par habitant à ce problème, contre 16 euros pour l'Espagne, qui a réussi à faire baisser de 24 % le taux de féminicides en 20 ans. Mais pour cela, il faut une vraie volonté politique, et c'est peut-être là que le bât blesse car "l'État est patriarcal", explique Christelle Taraud, spécialiste des questions de genre et de sexualité dans les espaces coloniaux. Elle aussi a constaté cet enchaînement crescendo de violences que décrit Jane Monckton-Smith, mais à l'échelle de l'histoire de l'humanité.
"Continuum féminicidaire"
Dans "Féminicides, une histoire mondiale", Christelle Taraud décrit le phénomène de "continuum féminicidaire", une succession d'étapes dans l'histoire humaine qui a mené au patriarcat tel qu'on le connaît aujourd'hui. Au néolithique, les sociétés humaines sont principalement construites sur des schémas de patriarcats "de basse intensité", avec une répartition genrée des rôles dans le groupe, sur une base complémentaire, où les individus agissent en dualité et non en opposition. Au fil des contacts violents avec d'autres groupes, ce patriarcat de basse intensité finit par se muer en patriarcat "de haute intensité", "une matrice binaire où les différences entre hommes et femmes sont maximisées", explique l'historienne, où le sexe masculin exerce une domination sur le sexe féminin.
Ce patriarcat-là se développe à travers les siècles, mais le XVIIe siècle en est sans doute l'exemple le plus violent. C'est la grande époque des chasses aux sorcières en Europe, ces femmes trop belles, trop vieilles, trop riches, trop laides, trop indépendantes… qu'il faut "domestiquer". C'est aussi le siècle où les Européens organisent leurs colonies éparses en empires et renforcent leur mainmise sur le "Nouveau monde", faisant de l'esclavage l'un des piliers du développement économique outre-Atlantique. Les propriétaires d'esclaves comprennent alors qu'ils peuvent utiliser les femmes pour reproduire cette force vive sous leur contrôle sans avoir à racheter des humains aux négriers, dans une nouvelle démonstration que le ventre des femmes est un territoire de conquête pour les hommes.
Cette violence originelle est aujourd'hui encore la base de nos sociétés, explique Christelle Taraud, le grand enjeu est de "reconnaître que les différences entre les hommes et les femmes n'ont pas besoin d'être hiérarchisées. (…) C'est ce qui pourrit lentement nos relations". Pour aller vers une société véritablement égalitaire, il faudrait sortir du patriarcat. Mais c'est un projet politique difficile à mener, dans lequel hommes et femmes baignent sans en avoir forcément conscience et qui les formate dès la plus tendre enfance. D'ailleurs, les femmes qui arrivent à des positions de pouvoir "doivent respecter les règles du système hégémonique en place. C'est comme pour l'État : il faut forcer le changement", argumente Christelle Taraud avant de conclure : "Il faut construire une vraie alternative au système, faire du bruit, obliger les politiques à réagir et mettre en place une vraie sororité dans la société."