La semaine dernière, Twitter a lancé – puis rapidement retiré - de nouvelles règles d'authentification des profils d'utilisateurs, avec notamment une proposition controversée visant à offrir une vérification "blue check" (badge bleu) à quiconque paye un abonnement de 8 dollars par mois. Son nouveau propriétaire Elon Musk a assuré que ces changements permettraient de démocratiser la politique des comptes vérifiés et d’engendrer des bénéfices, mais le bouleversement du système de certification a mis en évidence de graves failles.
Quelques jours après son arrivée à la tête de Twitter, actée fin octobre, Elon Musk a lancé des changements structurels radicaux visant à réduire les pertes financières de l'entreprise, au premier rang desquels figure la modification du processus de vérification des comptes d’utilisateurs.
C’est ainsi que le service d'abonnement Twitter Blue, qui permet d’obtenir le célèbre badge bleu de vérification contre la somme de 8 dollars par mois, a été décidé par le réseau social, afin notamment d'enregistrer une nouvelle source de revenus, en plus de la publicité. Selon Elon Musk, il s’agit également de désorganiser intentionnellement, et pour le mieux, Twitter.
Après dix jours de controverses, et un pré-lancement sur l'iPhone il y a une semaine, Elon Musk a annoncé mercredi 16 novembre, le report du "relancement" de ce nouvel abonnement au 29 novembre, "pour être sûr qu'il soit béton".
Widespread verification will democratize journalism & empower the voice of the people
— Elon Musk (@elonmusk) November 6, 2022Au lieu de s'appuyer sur un système de vérifications internes pour authentifier les comptes et d’en limiter l'accès aux personnes et aux organisations de premier plan comme des responsables politiques, des célébrités ou des institutions, Twitter Blue permettra à n'importe quel utilisateur du réseau, dont le nombre est estimé à 436 millions, d'obtenir une vérification moyennant paiement. Twitter Blue "démocratisera le journalisme et renforcera la voix du peuple", a tweeté Elon Musk.
"La vérification est en fait un service que Twitter offre à ses utilisateurs"
Mais pour de nombreux utilisateurs, les changements ont plutôt perturbé la confiance qu’ils avaient dans le réseau social. Aux États-Unis, 70 % des "twittos" se servent du site comme d'une source d'information rapide et son utilisation atteint souvent des pics lors d'événements retentissants. En 2009, la mort de Michael Jackson avait ainsi provoqué un nombre record de tweets par seconde. Depuis, des évènements marquants - comme le décès de Whitney Houston ou le début du raid militaire américain dans lequel a été tué le chef du réseau terroriste Al-Qaïda Oussama Ben Laden - avaient été annoncées sur le réseau social avant d'être ensuite confirmés par des sources officielles.
Avec des centaines de millions de tweets envoyés par jour, la vérification est essentielle et permet aux utilisateurs de filtrer les informations, les badges bleus servant de visuels indiquant clairement les sources authentiques et vérifiées.
En comparaison avec d'autres plateformes, "Twitter offre cette fonction qui permet de distinguer un utilisateur reconnu ou un média réputé d'un compte parodique", explique le Dr Robyn Caplan, chercheur principal à l'Institut de recherche Data & Society, basé à New York. "La vérification est en fait un service que Twitter offre à ses utilisateurs."
Remplacer le système de certification existant - aussi imparfait soit-il - par un accès généralisé et payant constitue un changement radical dans la façon dont les utilisateurs interagissent sur la plateforme. Certains d’entre eux ont démontré à quel point il était facile et possible, avec les changements décidés par Elon Musk, de créer de faux comptes Twitter Blue. "En termes de ce que les gens doivent fournir pour obtenir les coches bleues, poursuit le Dr Robyn Caplan, rien n’est plus vérifié".
Résultat : les comptes parodiques ont rapidement pullulés, parmi lesquels ceux de Jésus-Christ, de l'ancien maire de New York, Rudy Giuliani ou encore de la star de la NBA LeBron James, tous "vérifiés" avec le nouveau système. Un compte Nintendo "authentifié" a ainsi publié une photo du célèbre personnage Mario faisant un doigt d'honneur. Un faux compte Nestlé a recueilli plus de 44 000 likes pour un tweet proclamant : "nous volons votre eau et vous la revendons". Les comptes apparemment officiels des anciens dirigeants George W. Bush et Tony Blair ont tweeté leur nostalgie de la guerre en Irak (2003).
Twitter Blue is going about as well as everyone predicted, and it's an amazing spectacle to watch. Like a train crash filled with glitter. pic.twitter.com/Icb3vru3Ca
— matt ratt (@MisterRatt) November 10, 2022Au premier coup d'œil, un badge bleu et un nom d'utilisateur à la consonance réaliste rend difficile de distinguer les comptes authentiques des parodies - avec parfois des conséquences dramatiques dans le monde réel. Alors que le prix de l'insuline augmente au point de devenir inabordable pour de nombreuses personnes atteintes de diabète aux États-Unis, un compte vérifié a usurpé l’identité du géant pharmaceutique Eli Lilly et affirmé que le groupe avait décidé de fournir le médicament gratuitement.
En quelques heures, le tweet a enregistré plus de 1 500 retweets et 11 000 likes tandis que le cours des actions d'Eli Lilly a subi une baisse de près de 5 %, et provoqué des pertes chiffrées à plusieurs milliards de dollars de capitalisation boursière pour le groupe.
Le tweet en question a déclenché un mouvement de panique au sein d'Eli Lilly, rapporte le Washington Post, les représentants de la société essayant désespérément de contacter Twitter. En vain. Le site d’Elon Musk, plombé par l'incertitude sur son avenir et les licenciements massifs qui ont suivi son rachat, est resté sans réaction pendant plusieurs heures.
Le coût social
Des personnalités de premier plan ont lancé un appel réitérant la nécessité d’avoir des comptes dûment vérifiés pour aider à protéger les enfants contre le catfishing, en français pêche au poisson chat, qui consiste à s’inventer de fausses identités sur les réseaux et à se faire passer pour des personnes célèbres.
"Je me sentais impuissant à empêcher les gens d'utiliser mon nom et mon image pour escroquer ou séduire des gens. C'est pourquoi la vérification a vu le jour", a écrit l'acteur britannique Rob Kazinsky dans un thread (fil de discussion) sur Twitter critiquant les changements apportés au système de vérification.
En réponse aux changements sur Twitter, l’ONG Human Rights Watch a publié samedi 12 novembre un communiqué rappelant que l'usurpation d'identité en ligne "peut avoir des conséquences graves, voire fatales, pour les défenseurs des droits de l'Homme".
Les effets pourraient également se répercuter sur les utilisateurs de Twitter et l'entreprise elle-même. "L'usurpation d'identité pose des problèmes juridiques aux personnes concernées", explique Paul Wragg, professeur de droit des médias à l'Université de Leeds et co-animateur du Media Law Podcast. "Des plaintes pour diffamation, calomnie ou diffusion abusive d'informations privées pourraient être déposées, soit contre une personne gérant un compte, soit directement contre Twitter pour avoir permis que cela se produise."
Face à la multiplication des controverses, le réseau social a suspendu mardi Twitter Blue. Mais il n'a pas officiellement renoncé à proposer le service et la modification de son processus de vérification est toujours en cours. Un badge blanc et gris suivi de la mention "officiel" a été ajouté aux profils reconnus, semblant reproduire la fonction de l'ancienne badge bleue. Dans le système qui sera lancé le 29 novembre, "tout changement de nom causera la perte de la coche bleue jusqu'à ce que le nom soit vérifié par Twitter", a promis Elon Musk mardi. Il a aussi précisé que les personnes qui ne s'abonneront pas perdront la coche bleue (si elles l'avaient obtenue gratuitement) dans les mois qui viennent.
Les changements apportés à la politique de vérification chez Twitter sont au cœur de questions omniprésentes qui préoccupent de nombreuses plateformes en ligne. Les utilisateurs doivent-ils prouver leur identité ou être autorisés à agir de manière anonyme ? Les réseaux sociaux sont-ils un moyen d'amplifier les voix inaudibles ; la banalisation de l'expertise favorise-t-elle la désinformation ? Et les entreprises doivent décider si ces questions sont mieux traitées par les politiques internes d’un réseau ou par des interlocuteurs externes.
Il existe peu de réponses faciles. Permettre l'anonymat par le biais de procédures de vérification médiocres ou incomplètes a un "coût social", estime Paul Wragg. "Il s'agit du préjudice réel causé aux adultes et aux enfants qui se font avoir par la fraude et les escroqueries."
Généraliser massivement la vérification est également une solution imparfaite. "Car des options comme l'anonymat et le pseudonymat sur Internet commenceraient à disparaître, prévient le Dr Robyn Caplan. Or nous savons que ceux-ci jouent un rôle très important pour la liberté d'expression et la vie privée, en particulier dans les régions du monde où il est vraiment capital de préserver ces éléments."
Il est également prouvé que la révélation d'informations personnelles en ligne expose les individus à des risques plus élevés de harcèlement et de discrimination.
Selon le Dr Robyn Caplan, il y aura probablement davantage de vérifications sur Twitter, ne serait-ce que pour rassurer les annonceurs qui représentent 92 % des revenus de la plateforme et qui voient dans la certification un moyen de réduire le risque que leurs publicités apparaissent aux côtés de contenus offensants.
Les préoccupations des annonceurs pourraient interpeller Elon Musk, lui qui semble vouloir adopter une approche plus agressive que ses prédécesseurs en matière de rentabilité de Twitter. L'autre séisme qui a marqué sa prise de contrôle a été le licenciement de près de la moitié des effectifs de l'entreprise, soit quelque 3 700 personnes au total, parmi lesquelles des membres des équipes chargées des droits humains, de l'accès des personnes handicapées et de la réduction des préjugés et des préjudices.
En l'absence de consensus sur la manière dont les gouvernements et les organes juridiques devraient intervenir pour réguler - ou pas - les réseaux sociaux, les utilisateurs de Twitter - et leurs comptes parodiques – sont ceux qui opposent, jusqu'à présent, la plus forte résistance au changement des règles du jeu.
"Les gens ont l'impression d'avoir leur mot à dire sur la façon dont ces entreprises sont gérées, car ils utilisent ces plateformes tous les jours", explique le Dr Robyn Caplan.
"Il y a des débats autour de concepts comme la responsabilité des plateformes, parce que tout laisser entre les mains de ces entreprises repose sur le fait qu'elles sont de votre côté. Et ce que nous voyons avec Elon Musk, c'est qu'un nouveau propriétaire peut arriver et peut vraiment changer les règles du jeu".
Article adapté de l'anglais par Marc Daou. Retrouvez ici la version originale.