Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a annoncé lundi que son pays allait soutenir plus activement l’effort de guerre de son allié russe en Ukraine. Une décision lourde de conséquences pour un régime qui tentait jusqu'à présent de rester en retrait.
C’est le réveil guerrier du "dernier dictateur d’Europe", comme il est désigné en Occident. Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a affirmé, lundi 10 octobre, que son pays allait déployer un groupement militaire "conjoint" avec la Russie dans le cadre de la guerre menée en Ukraine.
L’autocrate de 68 ans, qui dirige la Biélorussie depuis 1994, a aussi confirmé qu’il s’apprêtait à accueillir sur son territoire davantage de troupes de son allié russe. Pour justifier cette escalade guerrière, il a cité, pêle-mêle, l’explosion samedi sur le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie et d'hypothétiques menaces "terroristes" venant de Pologne et de Lituanie.
Loukachenko, l’équilibriste qui voulait rester discret
Pour l’instant, il ne s’agit que de menaces. Mais des rapports "indiquant que la compagnie biélorusse de chemins de fer s’attend à l’arrivée d’importants convois de transport en provenance de Russie et que les camps d’entraînement en Biélorussie se préparent à accueillir des soldats russes suggèrent qu’Alexandre Loukachenko est prêt à passer à l’acte", souligne Nadja Douglas, politologue au Centre d'études internationales et sur l’Europe de l’Est de Berlin.
Ce soutien biélorusse plus actif à l’effort de guerre de Moscou "surprend" la chercheuse : depuis l’entrée des troupes russes en Ukraine, Alexandre Loukachenko s’était plutôt fait discret et "a toujours refusé que son pays prenne part activement à la guerre", rappelle Nadja Douglas.
Ce qui ne fait pas de la Biélorussie un pays neutre. "Alexandre Loukachenko est allé dans le sens de Vladimir Poutine et l’a conforté dans sa volonté de déclarer la guerre. Sa rhétorique anti-Otan a aussi participé à l’aggravation des tensions", souligne Ekaterina Pierson-Lyzhina, spécialiste de la Biélorussie à l’Université libre de Bruxelles.
Au début de l’invasion russe, la Biélorussie a également servi de base arrière à l’offensive initiale contre Kiev. ll y a aussi eu des "tirs d’artillerie et de missiles russes en territoire ukrainien depuis la Biélorussie", note Ekaterina Pierson-Lyzhina.
Mais en parallèle, il a aussi cherché à se présenter comme l’allié raisonnable de la Russie et un interlocuteur potentiel de l’Occident. Alexandre Loukachenko avait ainsi voulu apparaître comme un "homme de paix". Fidèle à sa tradition d’équilibriste sur la scène diplomatique, il répétait la propagande de Moscou selon laquelle la Russie n’avait fait que répondre à des provocations de l'Ukraine et de l’Occident, tout en la contredisant, assurant dès le mois de mai que "tout ne se passait pas comme prévu".
Crime suprême de lèse-majesté envers Vladimir Poutine, Alexandre Loukachenko a même utilisé le terme de "guerre" alors que Moscou maintient qu’il ne s’agit que d’une "opération militaire spéciale".
Une attitude qui correspond au "style diplomatique d’Alexandre Loukachenko, qui cherche à montrer qu’il dispose d’une certaine autonomie à l’égard de Moscou", souligne Ekaterina Pierson-Lyzhina.
Des Biélorusses opposés à la guerre
Début septembre, le maître de Minsk avait même annoncé une loi d’amnistie qui concernait plusieurs prisonniers politiques. Une main tendue vers l’Ouest, dans la mesure où "la libération des prisonniers politiques est l’une des principales exigences de l’Occident, conditionnant une éventuelle levée des sanctions [décidées contre la Biélorussie à la suite du début de la guerre en Ukraine, NDLR]", souligne le journaliste biélorusse Igor Ilyash dans un article publié sur le site Worldcrunch.
Mais surtout, "Alexandre Loukachenko ne veut pas envoyer de soldats en Ukraine parce qu’il sait que les Biélorusses sont majoritairement opposés à une entrée en guerre de leur pays", explique Nadja Douglas.
Le pouvoir biélorusse a beau avoir réprimé sévèrement le mouvement de protestation ayant suivi la réélection contestée d’Alexandre Loukachenko en 2020, ce dernier n’a aucune envie de s'embarrasser de nouvelles manifestations.
Sa réticence n’est pas uniquement liée à l’opinion défavorable de la population. "La loyauté de l’armée est toute relative. Le président biélorusse a surtout misé sur les forces de sécurité intérieure, au détriment des troupes censées protéger les frontières, si bien qu'il ne peut pas forcément compter sur des soldats qui ne seront pas des plus motivés", analyse Nadja Douglas.
Pourtant, Alexandre Loukachenko semble prêt à faire fi de toutes ces très bonnes raisons de rester en retrait. Pourquoi cette nouvelle posture guerrière ? Probablement parce que "la pression russe était devenue trop forte", suggère Ekaterina Pierson-Lyzhina.
Minsk redoutait que les négociations en cours portant sur l’Union de la Russie et de la Biélorussie – rapprochement politique visant à l’établissement d’une entité supranationale de type confédération entre les deux États – aboutissent à "l’unification des deux pays sous le contrôle de Moscou", note Nadja Douglas. "Le pouvoir biélorusse commençait à craindre non seulement pour son autonomie, mais pour la souveraineté du pays", ajoute-t-elle. Alexandre Loukachenko devait donc montrer patte blanche à Vladimir Poutine pour le convaincre qu’une Biélorussie formellement indépendante avait un sens.
L’explosion sur le pont de Kertch a pu servir d’élément déclencheur. Minsk peut l'utiliser comme prétexte "en l’interprétant comme une attaque ukrainienne sur le sol russe, ce qui – au regard de l’obligation d’assistance commune entre les pays de l’Union de la Russie et de la Biélorussie – obligerait la Biélorussie à participer au conflit", détaille Nadja Douglas.
Quel intérêt pour Moscou ?
Pour Moscou, une implication plus importante de la Biélorussie dans sa guerre en Ukraine a d’abord une importance symbolique : elle sort légèrement Vladimir Poutine de son isolement face à une Ukraine soutenue ouvertement par la totalité des pays de l’Otan.
Mais elle permet aussi au président russe de "renforcer son emprise sur son voisin", note Nadja Douglas. Si Alexandre Loukachenko envoie effectivement des soldats en Ukraine, il aura du mal ensuite à reprendre sa partition diplomatique consistant à ménager l’Occident et la Russie en même temps. "C’est une manière pour Moscou de cimenter la loyauté du pouvoir biélorusse", analyse Nadja Douglas.
L’apport militaire est cependant plus discutable. L’armée biélorusse compte environ 40 000 hommes "qui disposent d’équipements peu modernes et n’ont aucune expérience de combat réel", souligne la politologue. Actuellement, il est question de masser 10 000 hommes à la frontière avec l’Ukraine, "ce qui aura peu d'impact face à des troupes ukrainiennes mieux équipées et entraînées".
Moscou ne doit pas non plus s’attendre à une mobilisation des réservistes en Biélorussie. "Alexandre Loukachenko ne mettra jamais entre les mains de sa population des armes qui pourraient se retourner contre lui", affirme Ekaterina Pierson-Lyzhina.
Pour cette experte, l'engagement accru de la Biélorussie sur le chemin de la guerre "crée une insécurité au nord pour Kiev", principal intérêt stratégique vu de Moscou. Même si elle n’est pas des plus impressionnantes, l’armée biélorusse existe et peut, ainsi, empêcher l’Ukraine de jeter toutes ses forces sur le front dans le sud et le Donbass.
Il n’en demeure pas moins que "c’est un risque politique énorme que prend Alexandre Loukachenko", estime Ekaterina Pierson-Lyzhina. Son emprise sur le pays est sans doute suffisamment forte pour qu’une entrée formelle en guerre ne déclenche pas une nouvelle révolte, évaluent les spécialistes interrogées par France 24. Mais "si des cercueils de soldats morts en Ukraine commencent à revenir en Biélorussie, la situation peut devenir imprévisible pour le régime", souligne Ekaterina Pierson-Lyzhina.