Giorgia Meloni, la leader du parti d’extrême droite Fratelli d'Italia et favorite des législatives de dimanche, ne cache pas sa passion pour l’œuvre de J.R.R Tolkien. Mais la mise en scène médiatique de ce goût littéraire n’est pas sans arrière pensée politique. Dans le paysage néo-fasciste italien, l’auteur britannique d’heroic fantasy tient une place à part.
En septembre 2008, elle apparaissait sur une photo aux côtés d’une statue de Gandalf, dans un portrait que le supplément Style, du quotidien Corriere della Sera, avait consacré à celle qui n’était alors que ministre de la Jeunesse de Silvio Berlusconi. Quatorze ans plus tard, Giorgia Meloni, la leader du parti d’extrême droite Fratelli d'Italia, a fait du chemin politique et part favorite pour remporter les élections législatives de dimanche 25 septembre. Une chose ne semble cependant pas avoir changé depuis toutes ces années : son attachement au "Seigneur des anneaux", l’œuvre phare de l’auteur britannique d’heroic Fantasy J.R.R. Tolkien, qui narre les aventures des petits hobbits aux pieds velus, des nains, des elfes et de leur allié, le magicien Gandalf.
“Je pense que Tolkien pourrait mieux définir que nous les valeurs du camp conservateur”, assure-t-elle au New York Times qui a consacré un long article à “l’obsession” de Giorgia Meloni pour cet univers de fiction.
"Le Seigneur des anneaux" lu à 11 ans
Elle serait tombée dans la marmite de la Terre du milieu - le continent où se déroule l’action du "Seigneur des anneaux" - dès l'âge de 11 ans, rapporte le quotidien américain. Après avoir dévoré la célèbre trilogie de Tolkien, celle qui allait se revendiquer plus tard comme une héritière spirituelle de Benito Mussolini et du fascisme italien, se serait prise de passion pour ce genre de littérature.
À 21 ans, Giorgia Meloni apparaît sur Internet sous le surnom de “Khy-ri, le dragon de l’Undernet [un des plus importants réseaux de messagerie instantanée au début des années 2000, NDLR]”, souligne le site italien d’informations technologique Dr Commodore. Elle y parle de sa “passion pour la littérature d'heroic fantasy, et tout particulièrement de J.R.R. Tolkien”, mais évoque aussi les livres de Stephen King, et ses tentatives infructueuses pour apprendre la guitare.
Dans la vraie vie, elle assouvissait sa passion pour le folklore du monde de Tolkien en se rendant à l’école déguisée en personnage de la saga, note le New York Times. Giorgia Meloni et ses amis faisaient aussi résonner un instrument qu’ils appelaient “la corne de Boromir [l’un des personnages principaux du "Seigneur des anneaux]” lorsqu’ils se réunissaient.
Des préoccupations qui semblent à des kilomètres des idées développées ensuite par la leader du parti Fratelli d’Italia, comme l’obsession de la lutte contre l’immigration, la préservation de la civilisation chrétienne ou encore la défense des valeurs familiales traditionnelles. Sans oublier ses déclarations visant à réhabiliter la période mussolinienne. “Mussolini était un bon politicien. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour l’Italie”, déclarait en 1996 cette ex-militante du parti néo-fasciste Alliance nationale.
Cependant, le pavé de J.R.R. Tolkien a souvent été associé - plus ou moins à tort - à une idéologie proche de l’extrême droite. La bataille contre les orcs a ainsi été comparée à une lutte contre les envahisseurs étrangers. L’attachement des Hobbits au monde de la Comté reflèterait une conviction conservatrice de l’auteur selon laquelle il faut préserver le monde contre la modernité décadente. Et qu’importe si J.R.R. Tolkien a toujours affirmé que ses livres n’avaient pas de parti pris politique et qu’il se définissait comme anti-totalitaire.
Les “camps hobbits”
“Je ne suis pas surpris par ce portrait de Giorgia Meloni. L’extrême droite partout dans le monde a toujours eu une fascination pour l’imagerie des héros nordiques très virils de l’œuvre de Tolkien”, explique Paolo Heywood, anthropologue à l’université de Durham qui a travaillé sur les mouvements fascistes italiens.
Mais l’extrême droite italienne a un attachement particulier à l’œuvre de J.R.R Tolkien qui remonte aux années 1970. “La première traduction en italien du "Seigneur des anneaux" était préfacée par le philosophe Elémire Zolla, qui présentait l’œuvre comme l’expression du rejet du monde moderne par l’auteur”, écrit Tobias Hof, spécialiste de l’histoire culturelle des mouvements fascistes européens à l’université de Munich, dans une étude de l’influence de Tolkien sur les néo-fascistes italiens.
Cette lecture du "Seigneur des anneaux" avait tout pour plaire à la jeunesse italienne d’extrême droite qui “cherchait une alternative à l’idéologie vieillotte du MSI [Mouvement social italien, parti néo-fasciste italien de l’après-guerre, NDLR]”, ajoute Tobias Hof. “Il faut remettre ça dans le contexte historique d’une époque dominée par des mouvements de jeunesse de gauche et d’extrême gauche. Ceux qui se trouvaient à l’autre extrémité de l’échiquier politique pouvaient se sentir exclus”, explique Paolo Heywood.
Les aventures de Frodon (le hobbit héros du "Seigneur des anneaux") contre Sauron (le grand méchant de la trilogie) sont alors devenues à la fois un cri de ralliement pour une partie des jeunes d’extrême droite, et une “référence culturelle qu’ils pouvaient partager avec le reste de la jeunesse italienne”, précise le chercheur de l’université de Durham.
D’où la création, à la fin des années 1970, des “camps hobbits”. Il s’agissait de rassemblements annuels organisés par des responsables des jeunesses néo-fascistes et pensés pour, officiellement, réunir des jeunes de tous horizons politiques passionnés par la même œuvre littéraire.
Mais ces rendez-vous estivaux se sont très vite transformés en sorte de "Woodstock fascistes", où il était un peu question de Tolkien, et beaucoup de politique et de musique alternative.
Ils ont pris fin en 1981, alors que Giorgia Meloni n’avait que 4 ans. Mais en 1993, la future cheffe de file des néo-fascistes se rendra au rassemblement "Hobbit 93", à Rome. Une manifestation qui voulait s'inspirer de l'esprit des camps.
L’occasion pour elle de découvrir cette lecture très politisée de l’œuvre de Tolkien, tout en écoutant le groupe Compagnia dell'Anello (La Compagnie de l’anneaux, du nom du premier tome de la trilogie du "Seigneur des anneaux") qui a composé, en 1977, l’une des chansons les plus populaires pour la jeunesse néo-fasciste italienne : “Il domani appartiene a noi” (Demain nous appartient).
Mise en scène médiatique
Pour autant, il ne “faut pas donner trop d’importance à l’œuvre de Tolkien dans la culture de l’extrême droite italienne”, explique Piero Ignazi, politologue à l’université de Bologne. “Les camps étaient organisés par un courant minoritaire au sein du MSI”, rappelle cet expert. Ce qui leur conféraient une influence toute relative au sein du paysage d’extrême droite italien.
Pour lui, la fascination affichée par Giorgia Meloni pour "Le Seigneur des anneaux" doit être prise avec des pincettes. “Cela participe à la création de son image de marque, de femme, moins agressive, que d’autres personnalités d’extrême droite, et qui a des références culturelles que tout le monde peut comprendre et accepter”, note Piero Ignazi.
“Elle va sauter sur toutes les occasions qui se présentent pour ne pas parler de Benito Mussolini” par exemple, ajoute Paolo Heywood. Notamment, en assurant lors d'un entretien accordé, en août 2021, à l’hebdomadaire conservateur britannique The Spectator, que son maître à penser est le philosophe britannique Roger Scruton. Peu connu du grand public, ce penseur conservateur fait figure d’intellectuel plutôt raffiné, ce qui permet à Giorgia Meloni de donner l’impression que sa pensée ne se résume pas au néo-fascisme le plus primitif. Mais en réalité, “sa vraie référence politique est Giorgio Almirante [politicien fasciste et raciste qui a été l’un des cofondateurs du MSI en 1946]”, rappelle Piero Ignazi.
La mise en scène de son engouement pour J.R.R Tolkien a un autre avantage pour Giorgia Meloni. Elle permet de lui donner un semblant de respectabilité culturelle tout en envoyant un signal aux “initiés”, estime Paolo Heywood. C’est une manière de leur dire qu’elle se revendique toujours de cet héritage de “camps hobbits” et de l’effervescence culturelle et politique de cette jeunesse néo-fasciste.