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"Xinjiang Police Files" sur les Ouïghours : Adrian Zenz, anthropologue et cauchemar de Pékin

Les révélations des “Xinjiang Police Files” sur la répression visant les musulmans ouïghours en Chine, publiées mardi par un consortium de médias, doivent beaucoup à un homme : Adrian Zenz. Cet anthropologue allemand est devenu, ces dernières années, l’une des principales cibles de la propagande chinoise pour son travail sur les conditions de vie de cette ethnie.

Il est presque trois heures du matin dans le Minnesota où il habite depuis 2019, mais il ne faut pas plus de 30 secondes à Adrian Zenz pour réagir sur Twitter. Oui, il veut bien répondre à quelques questions, mais pas trop longtemps parce qu’il commence à être fatigué.

On veut bien le croire. Et pas seulement à cause de l’heure tardive. Cet anthropologue allemand, spécialiste du traitement réservé par la Chine à la minorité ouïghoure, principalement musulmane, vient d’avoir une journée chargée. 

“Paranoïa des autorités chinoises”

C’est lui qui est à l’origine des “Xinjiang Police Files”, ces nouvelles révélations publiées mardi 24 mai par plusieurs médias – dont Le Monde en France – sur la machinerie répressive mise en place par Pékin dans la région du Xinjiang, où vivent les Ouïghours.

“C’est la première fois que nous avons des documents authentiques qui présentent sans filtre la réalité du dispositif policier en place”, souligne Adrian Zenz. Il a obtenu plusieurs milliers de fichiers informatiques contenant les dossiers de 20 000 Ouïghours arrêtés et des directives policières appliquées entre 2000 et 2018 dans le Xinjiang. Ils proviennent des serveurs piratés des bureaux de la sécurité publique de deux districts de cette région. 

Ces documents contiennent aussi bien des discours de Chen Quanguo, le secrétaire du Parti communiste chinois (PCC) pour le Xinjiang, que les notes du commun des agents de sécurité sur les individus arrêtés ou sous surveillance. “Ces fichiers démontrent à quel point la paranoïa des autorités au sujet de la soi-disant menace terroriste ouïghoure est partagée du haut de la hiérarchie jusqu’au bas de l’échelle”, précise Adrian Zenz.

Les révélations viennent compléter le dossier à charge monté contre Pékin ces dernières années. La Chine a, notamment, été accusée de perpétrer des “crimes contre l’humanité” à l’encontre des Ouïghours, pour reprendre le terme utilisé dans une résolution adoptée par l’Assemblée nationale française en mars 2022.

Nouvelle preuve de cette répression : des illustrations parfois très visuelles des pratiques chinoises. Les fichiers contiennent, en effet, 5 000 photos d'Ouïghours fichés, âgés de 3 à 94 ans. “C’est très marquant de voir ainsi des clichés de jeunes de 15 ans qui vont être envoyés en camps de rééducation”, note Adrian Zenz.

Ce gigantesque fichier représente, d’une certaine manière, le couronnement du travail de fourmi que cet Allemand de 48 ans effectue depuis des années. Adrian Zenz incarne, en effet, pour beaucoup l’un des principaux visages de l’effort international pour dévoiler la politique répressive de Pékin dans le Xinjiang. 

Sur la trace des Ouïghours par accident

Il est même devenu celui qui “a jeté les fondations du plus grand affrontement de ces dernières décennies entre l’Occident et la Chine au sujet des droits de l’Homme depuis son petit bureau à Stuttgart”, à en croire un portrait que le Wall Street Journal lui a consacré, en 2019.

Un an plus tôt, Adrian Zenz avait, à lui seul, poussé Pékin à se dédire. Alors que les premiers rapports circulaient sur le traitement réservé en Chine aux musulmans ouïghours, la Chine répétait inlassablement qu’il n’y avait rien à voir au Xinjiang. Sauf qu’Adrian Zenz avait fini par découvrir en ligne divers documents administratifs chinois officiels – des bons de commande de matériel, des rapports budgétaires – qui établissaient la réalité de la construction de camps d’internement.

La publication de ces preuves avait poussé la Chine a changer de discours. Au lieu de nier en bloc, les autorités ont alors commencé à décrire ces camps comme de simples centres de formation. 

“La ténacité d’Adrian Zenz a puissamment contribué à exposer les crimes du régimes chinois”, affirme Magnus-Fiskesjö, anthropologue et spécialiste des Ouïghours à l’université de Cornell, interrogé par le Wall Street Journal.

Car l’Allemand ne s’est pas arrêté à ce premier coup d’éclat. Il a, ensuite, été le premier à évoquer le chiffre d’un million de Ouïghours “internés” – qui a ensuite été repris officiellement par l’ONU –, à découvrir des documents établissant en 2021 le travail forcé des Ouïghours et à contribuer à mieux comprendre l’ampleur du dispositif techno-policier mis en place dans le Xinjiang.

Un tour de force d’autant plus impressionnant que “je n’avais rien demandé de tout ça et que je m’y suis intéressé un peu par accident”, souligne Adrian Zenz. Ce titulaire d’un diplôme d’anthropologie de l’université de Cambridge n’a, en effet, presque aucune connaissance du terrain au Xinjiang. Il ne s’y est rendu “qu’une seule fois il y a quatorze ans comme touriste”, rappelle le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung

Il est plutôt un spécialiste du Tibet, auquel il a consacré la majorité de son travail. À l’époque où il étudiait cette région, l’homme fort de Pékin au Tibet était Chen Quanguo, qui y rodait ses techniques de “pacification”. Lorsque ce dignitaire du PCC a été nommé à la tête du Xinjiang, en 2016, Adrian Zenz a décidé de se concentrer sur cette province.

Cible prioritaire pour la propagande de Pékin

À défaut de connaissance du terrain, l’anthropologue met à profit sa maîtrise du mandarin et des arcanes du web. Après tout, il finançait depuis des années une partie de ses recherches “grâce à un deuxième emploi de programmeur pour une start-up de streaming”, note le Wall Street Journal.

“Il est de toute façon impossible de faire du travail de terrain dans le Xinjiang, et l’analyse des données en ligne représente la meilleure opportunité pour comprendre ce qui s’y passe”, assure celui qui est persona non grata en Chine depuis l’an dernier et compare son travail à celui de détective. Et sa méthode a fait des émules. Que ce soit Shawn Zhang, un étudiant chinois au Canada qui a utilisé Google Maps pour cartographier les sites de construction des camps au Xinjiang, ou l’Australian Strategic Policy Institute qui gère le Xinjiang Data Project pour collecter les données publiques sur cette province.

Trop c’est trop pour la Chine. Entre ses révélations et la porte qu’il a ouverte pour d’autres, Adrian Zenz est devenu l’une des principales cibles de la propagande chinoise. Internet est devenu l’un des pires endroits pour trouver des informations sur lui, tant les articles à charge contre cet universitaire écrit par des publications pro-Pékin abondent sur les réseaux sociaux et squattent les meilleures places dans les résultats de recherche sur Google. 

Ce “born-again christian” (un individu ayant redécouvert sa religiosité) qui collabore à la Fondation américaine pour les victimes du communisme a été dépeint à de nombreuses reprises comme un pseudo-chercheur d’extrême droite. Il est même l’un des rares chercheurs critiques de Pékin a avoir eu droit à une double page à charge dans le Global Times, l’un des principaux médias officiels chinois.

“Je ne suis pas étonné que Pékin s’en prenne à moi, en revanche j’ai été très surpris par l’ampleur des critiques propagées par des individus qui se sentent obligés de prendre la défense de la Chine”, reconnaît l’anthropologue. Il a eu du mal à se faire à ce déluge de haine, d’autant plus “qu’en m’attaquant, c’est la réalité de la souffrance des Ouïghours qui est remise en cause”, conclut-il. Une réalité que les 5 000 photos de Ouïghours fichés publiées à l’occasion des “Xinjiang Police Files” rend pourtant difficile à nier.