En tant qu'hôte des pourparlers entre Moscou et Kiev, la Turquie entend jouer un rôle majeur pour mettre fin à la guerre en Ukraine. Ankara a une position d'équilibriste entre les deux parties qui prend ses racines dans les liens profonds de l'économie turque – en difficulté – avec les deux pays engagés dans le conflit.
La Turquie est au centre de l'échiquier diplomatique entre l'Ukraine et la Russie. Après les pourparlers de paix qui se sont tenus à Istanbul, du 28 au 30 mars, un haut responsable turc a affirmé vendredi 8 avril que Kiev et Moscou étaient toujours "d'accord" pour reprendre les discussions malgré la récente découverte des exactions russes commises sur le terrain, notamment dans la ville de Boutcha.
"[Les deux pays] sont d'accord pour tenir des pourparlers en Turquie, mais restent loin de s'accorder sur un texte commun", a indiqué aux journalistes ce responsable de haut niveau souhaitant rester anonyme. Déjà, jeudi 7 avril, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, avait assuré à l'occasion d'une visite à Bruxelles que "la Russie et l'Ukraine semblent disposées à se réunir de nouveau à Istanbul".
Ce choix de la Turquie comme terrain de négociation ne doit rien au hasard. Ankara ménageait les deux parties avant même le début du conflit. Le 23 février – veille de l'invasion russe –, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, exprimait clairement cette ambivalence en déclarant "ne pas pouvoir renoncer" ni à l'Ukraine, ni à la Russie.
Fidèle à cette approche, la diplomatie turque a qualifié d'"inacceptable" et de "grave violation du droit international" l'invasion de l'Ukraine le 24 février. Quatre jours plus tard, Ankara a accédé à la demande de Kiev de reconnaître le conflit comme une guerre. Conformément à la convention de Montreux de 1936, la Turquie ferme alors l'accès, pour la plupart des navires de guerre, aux détroits du Bosphore et des Dardanelles.
Parallèlement, Ankara s'est opposé aux sanctions occidentales contre Moscou : Mevlut Cavusoglu a notamment déclaré que les oligarques russes restaient "bien sûr" les bienvenus en Turquie et libres d'y faire des affaires, dans le respect du droit international. C'est d'ailleurs là qu'ont trouvé refuge plusieurs yachts possédés par des milliardaires russes tels que Roman Abramovitch.
Ainsi, la Turquie occupe une position singulière, à la fois "pro-ukrainienne" mais "pas franchement anti-russe", comme le résume auprès de France 24 Ozgur Unluhisarcikli, directeur du bureau d'Ankara du German Marshall Fund.
Moscou, partenaire économique essentiel d'Ankara
La "crise économique" que connaît la Turquie ces dernières années est "ce qui lui importe le plus dans ses calculs [actuels]", explique par ailleurs Howard Eissenstat, spécialiste de la Turquie à l'université St. Lawrence dans l'État de New York et au Middle East Institute à Washington DC, contacté par France 24.
La livre turque a perdu 47 % de sa valeur en 2021, et les prix ont grimpé de plus de 54 % dans le même temps. Cette inflation record sur les vingt dernières années a marqué un nouveau tournant pour la Turquie, secouée depuis 2018 par une crise monétaire.
La Turquie ne veut pas "se mettre à dos" Moscou, relève Howard Eissenstat, car elle se trouverait "extrêmement vulnérable [sur le plan économique] en cas de perte de blé, de gaz et de pétrole russes".
La Russie est un partenaire commercial essentiel pour Ankara : elle lui fournit 45 % de sa consommation de gaz naturel et 70 % de son blé – une importation particulièrement importante au regard de la hausse des prix du pain, une source majeure de mécontentement en Turquie. Enfin, les Russes sont aussi importants pour le secteur du tourisme turc : 4,7 millions de visiteurs (soit 19 % du total en 2021) s'y sont rendus l'année dernière.
Une "coopération concurrentielle" entre la Turquie et la Russie
Ankara et Moscou partagent aussi un passé commun marqué par plusieurs antagonismes. Entre le XVIe et le XXe siècle, la Russie tsariste et l'Empire ottoman se sont affrontés à plus d'une dizaine de reprises. Au début de la Guerre froide (1952), la Turquie kémaliste – à la fois anticommuniste et pro-occidentale – a rejoint l'Otan et a accueilli sur son sol des missiles nucléaires américains, une source de contrariété pour les Soviétiques jusqu'à ce qu'ils soient retirés après la crise des missiles de Cuba (1962).
La dernière crise diplomatique en date entre les deux pays remonte à 2015, quand la Turquie a abattu un avion russe près de la frontière syrienne. Les excuses officielles de Recep Tayyip Erdogan ont cependant rapidement mis fin aux sanctions décidées par Moscou en représailles, amenant à un dégel rapide des relations entre les deux pays.
Ce récent paradigme dans les relations russo-turques peut être qualifié de "coopération concurrentielle" dans le sens où le soutien apporté par Ankara et Moscou à des forces rivales à l'étranger "ne les empêche pas de coopérer dans les domaines de l'énergie et du commerce", explique Ozgur Unluhisarcikli. Les deux nations ont ainsi soutenu des camps opposés dans plusieurs conflits que ce soit en Syrie, en Libye ou dans le Haut-Karabakh.
En 2016, la tentative avortée de coup d'État contre Recep Tayyip Erdogan a ouvert la voie à un approfondissement des liens entre Ankara et Moscou. Le gouvernement turc a estimé qu'il n'avait pas été suffisamment soutenu par l'Occident après cette tentative de putsch, et Vladimir Poutine "a réussi à semer davantage de doute dans l'esprit [du président turc]", analyse Reilly Barry, spécialiste de la Turquie à l'université de Harvard, contactée par France 24.
Le président russe "a obtenu l'effet désiré, à savoir créer un fossé entre les alliés de l'Otan, lorsque la Turquie a acheté le système russe de missiles S-400, une ligne rouge majeure à ne pas franchir pour un pays membre de l'Alliance atlantique", poursuit la chercheuse. Et d'ajouter qu'Ankara s'est positionné en voyant Moscou "comme une potentielle grande puissance protectrice au cas où les relations avec les pays occidentaux ne conviendraient pas à ses intérêts."
Avec la guerre en Ukraine, cette proximité accrue d'Ankara avec Moscou pourrait rendre la Turquie "extrêmement vulnérable si elle venait à employer le même langage [que l'Occident] pour condamner la Russie", selon Reilly Barry. Une menace qui serait d'ailleurs bien proche : "Les États-Unis et d'autres pays ne partagent pas une mer avec la Russie et ne sont pas seulement séparés par un autre pays [la Géorgie]".
Des "intérêts économiques de longue date" en Ukraine
Au-delà de cette proximité avec Moscou, la Turquie a aussi des liens économiques avec l'Ukraine. Kiev représente 15 % des importations de blé d'Ankara, ce qui en fait son deuxième plus gros fournisseur après la Russie. L'Ukraine est aussi la troisième source de tourisme de la Turquie : quelque 2 millions de personnes y sont venus en vacances en 2021.
Par ailleurs, le florissant secteur turc de la défense a établi des liens importants avec l'Ukraine avant le conflit actuel. Parmi les multiples partenariats avec Ankara, Kiev a construit sur son sol en 2021 une usine pour la coproduction du drone de combat Bayraktar TB2 – conçu par la société Baykar, dont le directeur de la technologie est le gendre de Recep Tayyip Erdogan.
Ce fleuron de l'industrie militaire turque est réputé pour son efficacité sur des zones de guerre, que ce soit pour l'Azerbaïdjan au Haut-Karabakh ou maintenant pour l'Ukraine contre la Russie. Kiev a également signé des contrats pour la fabrication de moteurs qui serviront à la fois aux nouveaux modèles du drone TB2 et à un futur hélicoptère militaire turc.
"Les intérêts économiques de longue date [de la Turquie en Ukraine signifient qu'elle] ne voit aucun avantage éventuel à ce que la Russie prenne le contrôle [du pays]", explique Howard Eissenstat. Cela explique pourquoi Ankara "souhaite soutenir à voix basse l'Ukraine", poursuit-il, tout en voulant éviter de s'aliéner la Russie.
Jusqu'à présent, le jeu d'équilibriste d'Ankara lui permet de préserver des relations correctes avec les deux parties. La Turquie a accueilli des pourparlers de paix la semaine dernière, mais elle devrait également recevoir les négociateurs russes et ukrainiens prochainement pour reprendre ces discussions.
"Les deux pays sont disposés à jouer le jeu avec Ankara", conclut Howard Eissenstat. "Moscou ne se plaint pas des drones Bayraktar, Kiev ne se plaint pas de l'absence de sanctions turques. Tous deux font l'éloge de la Turquie parce qu'ils veulent qu'Ankara soit, autant que possible, de leur côté."
Article traduit de l'anglais par Jean-Luc Mounier. L'original est à lire ici.