C'est la première procédure judiciaire engagée aux États-Unis contre un oligarque russe depuis le début de l'invasion de l'Ukraine. Les procureurs américains ont inculpé le 6 avril Konstantin Malofeev, un ultra-conservateur proche de Vladimir Poutine, pour violation des sanctions. Ses intérêts commerciaux, de la Grèce à l'Afrique, en passant par la Crimée annexée, révèlent l'ampleur de ses intentions idéologiques, avec l'aide de partenaires commerciaux occidentaux conservateurs et consentants.
L'homme d'affaires de Moscou, Konstantin Malofeev, est accusé d'avoir violé les sanctions américaines contre la Russie, selon un acte d'accusation de 21 pages d'un tribunal de New York daté du mercredi 6 avril. Il s'agit de la première procédure judiciaire engagée contre un oligarque russe aux États-Unis depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, le 24 février.
Konstantin Malofeev, investisseur et fervent partisan du président russe, Vladimir Poutine, est accusé d'avoir tenté de mettre la main sur 10 millions de dollars d'actifs américains gelés, avec l'aide de son employé américain, Jack Hanick, ex-directeur de la chaîne de télévision conservatrice américaine Fox News et soutien de Donald Trump.
L'acte d'accusation détaille comment Konstantin Malofeev, nationaliste russe et fondateur de la chaîne de télévision orthodoxe Tsargrad TV, a tenté d'échapper aux sanctions américaines.
Konstantin Malofeev avait été sanctionné en 2014 par le Trésor américain pour avoir financé des Russes qui soutenaient le séparatisme en Crimée. Bien que les sanctions l'aient empêché de faire affaire avec des citoyens américains, les procureurs affirment que Konstantin Malofeev a contourné ces restrictions en recrutant Jack Hanick pour qu'il travaille pour lui dans des réseaux en Russie et en Grèce. Selon les juges, il aurait demandé l'aide de l'Américain pour essayer d'acquérir une chaîne de télévision en Bulgarie.
Tout cela faisait partie d'une stratégie visant à répandre la propagande pro-russe à travers l'Europe, selon le département américain de la Justice.
"Nos yeux sont fixés sur chaque pièce d'art, chaque bien immobilier acheté avec de l'argent sale et sur chaque portefeuille bitcoin rempli avec les recettes de vols ou d'autres crimes", a averti la procureure générale adjointe Lisa Monaco, en annonçant, mercredi, les dernières sanctions américaines contre la Russie.
De son côté, Jack Hanick, qui a notamment contribué au lancement de Fox News, a été arrêté à Londres le mois dernier et attend une procédure d'extradition.
Jack Hanick était prêt, selon l'acte d'accusation, à "mettre en œuvre" la "vision" de son employeur russe dans la chaîne de télévision qui l'a embauché, Tsargrad TV. Car l'ex-directeur de Fox News était en phase avec le conservatisme de Konstantin Malofeev.
Le soir de la victoire de Donald Trump à l'élection de 2016, Jack Hanick était à Moscou, à une soirée pro-Républicains, où les organisateurs ont dévoilé un immense portrait du vainqueur de l'élection présidentielle américaine, selon le magazine américain Rolling Stone.
"L'Amérique a été fondée sur des principes chrétiens et maintenant, l'Amérique s'éloigne du christianisme", a expliqué Jack Hanick, lors de cet événement, dans une interview postée sur YouTube.
Assis à côté du portrait nouvellement dévoilé de Donald Trump, Jack Hanick a affirmé que "l'Amérique était en train de perdre son noyau moral et sa fibre. Maintenant la Russie, d'un autre côté, ouvre les bras au christianisme orthodoxe".
Banquier d'affaires qui dit avoir "trouvé Dieu" pendant ses études universitaires, Konstantin Malofeev est un fervent chrétien orthodoxe dans un pays qui, sous Poutine, a délaissé le communisme pour l'Église chrétienne. Depuis, le Kremlin et le patriarcat de Moscou opèrent dans une synergie visant un renouveau russe.
Fondateur du fonds d'investissement Marshall Capital Partners, Konstantin Malofeev [parfois écrit Malofeyev] a utilisé ses contacts religieux pour accroître sa fortune, en investissant dans le géant russe des télécommunications, Rostelecom, pendant qu' Igor Shchegolev, son ami orthodoxe, était ministre des Télécommunications, selon le Financial Times.
En 2015, quand il a lancé Tsargrad TV – grâce à l'expérience de Jack Hanick à Fox News – la nouvelle chaîne russe orthodoxe a aussi commencé à diffuser quotidiennement sur Spas, une chaîne religieuse dirigée par l'Église orthodoxe.
De Moscou à Athènes avec un certificat d'actions trafiqué
C'est après le lancement réussi de la chaîne de télévision que Konstantin Malofeev a chargé Jack Hanick de créer une chaîne de télévision en Grèce et d'acquérir une chaîne bulgare. D'après l'acte d'accusation, le duo s'est allié pour transférer illégalement les 10 millions de dollars gelés dans une banque d'investissement du Texas à un complice en Grèce, violant alors les sanctions américaines adoptées peu après l'annexion de la Crimée.
Plus tôt cette semaine, Konstantin Malofeev a démenti ces accusations dans une interview au Financial Times. Il a insisté sur le fait qu'il ne détenait pas d'actifs aux États-Unis depuis 2014 et a rejeté l'action en justice engagée contre lui, la qualifiant de "comique".
Cependant, selon les procureurs américains, un certificat d'actions [un document légal qui atteste l'achat d'actions d'une société] concernant les fonds de Konstantin Malofeev – consulté par le biais d'une société écran aux Seychelles – a été frauduleusement antidaté pour faire croire qu'il avait été émis en juin 2014, soit avant l'imposition des sanctions.
L'acte d'accusation donne des précisions sur un voyage effectué en 2015 par Jack Hanick de Moscou à Athènes, durant lequel il a transporté le certificat d'actions et transféré les fonds à un associé grec pour un dollar seulement. Cette affaire est toujours en cours.
La "volonté de Dieu" en Crimée
Konstantin Malofeev est, par ailleurs, un royaliste assumé qui considère la Crimée comme une partie intrinsèque de l'Empire russe, que Vladimir Poutine cherche à faire revivre.
Selon le propre récit de l'oligarque, son obsession pour la Crimée a commencé en janvier 2014, quelques mois avant l'arrivée des soldats russes, alors que Konstantin Malofeev voyageait en Russie avec le patriarche russe. Konstantin Malofeev avait emporté avec lui d'anciennes reliques chrétiennes.
La Crimée, selon l'oligarque russe, n'était pas au programme du voyage. Mais lorsqu'ils se sont arrêtés dans la capitale de la Crimée, Sébastopol – qui compte environ 100 000 habitants – un tiers de la population locale s'est rassemblée pour prier avec les reliques. "Tous les habitants n'ont fait qu'une seule prière : que Sébastopol fasse à nouveau partie de la Russie. C'est la volonté de Dieu", a déclaré en 2014, Konstantin Malofeev, au Financial Times.
Lorsque la Crimée a été rattachée à la Russie – cette annexion n'a pas été reconnue par la communauté internationale – Konstantin Malofeev a immédiatement été placé sur les listes américaine et européenne des personnes sanctionnées.
Le projet d'un Puy du fou en Crimée
Mais les sanctions de l'UE n'ont pas empêché certains de continuer à faire des affaires avec Konstantin Malofeev.
C'est le cas du fondateur du Puy du Fou, Philippe de Villiers, un homme politique, aristocrate catholique, royaliste et eurosceptique convaincu, doué d'un sens aigu des affaires. Konstantin Malofeev, oligarque russe ultra-orthodoxe et monarchiste, a vu en lui un partenaire idéologique parfait.
En août 2014, quelques semaines seulement après que l'UE a imposé des sanctions à Konstantin Malofeev, Philippe de Villiers a annoncé avoir trouvé un accord avec l'oligarque russe pour construire un parc à thème historique en Crimée.
L'annonce a été faite lors du voyage de Philippe de Villiers en Russie, où il a rencontré Vladimir Poutine au palais de Livadia, la résidence d'été des tsars russes, dans la station balnéaire de Yalta, en Crimée. "Quel homme d'État !", s'était exclamé Philippe de Villiers, le lendemain sur Twitter.
J'ai été reçu hier par Vladimir Poutine à Yalta. Une rencontre inoubliable. Quel Homme d'Etat.. @KremlinRussia_E pic.twitter.com/WZpQbrH8x6
— Philippe de Villiers (@PhdeVilliers) August 15, 2014Philippe de Villiers, deux fois candidat à l'élection présidentielle, est issu d'une famille aristocratique, la famille Le Jolis de Villiers de Saintignon. Celle-ci a un héritage militaire – son frère, le général Pierre de Villiers, est ancien chef d'état-major. Et ils ont plutôt bien réussi dans les affaires.
Certains historiens ont beau accuser le Puy du Fou de véhiculer des erreurs historiques et une vision "réactionnaire et ultra-catholique" du monde, le Puy du Fou est le deuxième parc à thème le plus visité de France, après Disneyland. Philippe de Villiers a également créé une radio locale, Alouette. Son frère Bertrand, en est le PDG.
Malgré l'abandon du projet de parc, les rêves monarchistes persistent
En août 2014, l'administration de la Crimée, soutenue par Moscou, a indiqué que Philippe de Villiers, Konstantin Malofeev et Sergei Axionov, le chef du gouvernement de Crimée, avaient signé un protocole d'accord. Celui-ci prévoyait que la société Puy du Fou International de Philippe de Villiers, ainsi que Konstantin Malofeev, investiraient au moins 4 milliards de roubles (110 millions de dollars) dans le parc en Crimée. Le nouveau projet a été baptisé le Puy du Fou Tsargrad.
"Notre projet va promouvoir l'histoire de la Crimée comme une longue partie de l'histoire de la Russie", avait ajouté Philippe de Villiers.
Malgré le rejet des sanctions de l'UE par Philippe de Villiers, ce rêve de parc à thème en Crimée ne s'est finalement pas concrétisé.
Les experts ont fustigé l'accord dès le début du projet. Un avocat étranger à Moscou avait déclaré au Financial Times qu'il n'y avait "aucune chance" que le projet puisse être réalisé, à cause des sanctions européennes. Étant donné qu'il s'agissait seulement d'un protocole d'accord, sans aucune preuve de transactions financières, l'avocat a expliqué que Philippe de Villiers ne risquait pas encore de subir des conséquences juridiques. "Ce n'est qu'un gigantesque coup de pub", a-t-il dénoncé.
Selon un spécialiste de la Russie interrogé en 2014 par le quotidien Ouest-France, les sanctions visaient seulement, à cette époque, les Russes faisant des affaires en Europe et non les Européens faisant des affaires avec la Russie ou exportant vers la Russie. "C'est légal, mais très mal vu, dans le contexte actuel, de commercer avec la Russie", a expliqué Jean Geronimo.
Le directeur artistique du Puy du Fou, Nicolas de Villiers, a confirmé que les projets de son père en Crimée avaient échoué. "Le président Poutine imaginait un Puy du Fou en Crimée. Mais les sanctions économiques contre la Russie nous empêchent d'envisager un tel projet", a-t-il déclaré en 2019 au magazine Capital. Le plus jeune fils de Philippe de Villiers a ajouté être déjà "bien chargé" avec les projets internationaux du groupe en Espagne et en Chine. "Pas question d'avoir les yeux plus gros que le ventre", a-t-il souligné.
Le renforcement des sanctions, à la suite de l'invasion russe en Ukraine, semble avoir empêché Konstantin Malofeev de promouvoir ses valeurs chrétiennes, d'extrême droite et ultra-conservatrices des deux côtés de l'Atlantique. Ce contexte a également entraîné un examen minutieux des liens entre les personnalités d'extrême droite en France et Vladimir Poutine.
Les projets internationaux de Konstantin Malofeev sont peut-être au point mort, mais l'oligarque a toujours de grands projets pour sa Russie natale. Dans une interview accordée en 2020 au New York Times, il a salué la décision de Vladimir Poutine de s'octroyer deux mandats supplémentaires de six ans chacun, après la fin de son mandat actuel en 2024.
La Russie est désormais "une quasi-monarchie" pour Konstantin Malofeev, ce qui, selon lui, est "une très bonne chose". Mais l'oligarque de 47 ans se projette encore plus. "Ce n'est pas la fin", affirmait-il. "L'introduction d'une monarchie constitutionnelle dans un avenir prévisible – par exemple, après le règne de Poutine en 2036 – est devenue réaliste."
Article traduit de l'anglais par Tiffany Fillon. L'original est à lire ici.