À une trentaine de kilomètres au nord de Kiev, l'armée ukrainienne a établi des lignes de défense qui jusqu'à présent sont parvenues à empêcher l'avancée des troupes russes vers la capitale. La livraison de missiles anti-char par les pays occidentaux donne aux militaires ukrainiens du courage et de l'espoir. Reportage exclusif auprès des forces ukrainiennes.
Les checkpoints se succèdent sur une autoroute vide. Au détour des blocs de béton et des sacs de sable empilés, on aperçoit quelques bâtiments incendiés, des véhicules civils et militaires cabossés et hors d'usage. Depuis l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, cette zone située au nord-est de Kiev a été le théâtre de nombreux combats.
Dans le jargon militaire, c'est ce que l'on appelle un verrou stratégique. Si l'armée ukrainienne cède à cet endroit, l'armée russe pourrait entrer dans la ville de Kiev et aurait également la voie dégagée pour atteindre l'un des trois aéroports qui desservent la capitale ukrainienne.
Accompagnés d'un militaire ukrainien qui, jusqu'à peu, était journaliste, nous nous dirigeons vers une position que les forces ukrainiennes "tiennent" depuis trois semaines, nous explique-t-il. Oleksander n'a semble-t-il jamais tiré un coup de feu de sa vie, mais depuis trois semaines, treillis dur le dos, il assure les relations publiques de l'armée ukrainienne.
Après un café vite avalé dans une usine désaffectée, nous rejoignons des soldats d'une unité de la 72e brigade. Nous passons un pont surmonté d'un lanceur de missiles anti-char et sur lequel est accroché une banderole, en russe : "Bienvenue en enfer". Les envahisseurs sont prévenus…
Enfin, nous arrivons sur l'une des lignes de défense qui empêche l'armée russe d'entrer dans la capitale ukrainienne. L'ennemi peut se trouver à 500 mètres comme à 5 kilomètres, nous explique-t-on. Quelques tirs d'armes automatiques et des détonations plus sourdes viennent troubler le calme de ce bout de campagne ukrainienne.
On aperçoit une colonne de fumée noire à quelques centaines de mètres, provoquée par un véhicule russe qui se consumerait depuis des jours. De petits groupes de soldats montent la garde, bricolent des abris chauffés pour résister aux températures encore glaciales du mois de mars.
"Nous avons de l'électricité, de l'eau, de la nourriture. Nous n'avons pas faim et nous tenons notre position depuis le 24 février", raconte "Pompier", soldat engagé de 23 ans. "Si tout est silencieux, c'est parce que l'ennemi a beaucoup souffert. Nos tanks les ont démolis et nous avons détruits trente véhicules russes. En face, nous pensons qu'ils n'ont plus que deux tanks en état de combattre. Je pense que les Russes ne doivent plus vraiment avoir le moral".
Si personne ne connaît avec certitude l'ampleur des pertes des deux côtés, il est indéniable que les forces russes n'ont pas réussi à percer à cet endroit, bien qu'elles aient essayé à plusieurs reprises. "Je suis certain à 100 % que ma brigade ne laissera pas les Russes arriver à Kiev, parce que nous sommes sur notre terre. La plupart des soldats de cette position viennent de la région. Certains ont vu leurs maisons détruites par les Russes, ce qui fait que nous sommes très motivés".
Un peu plus loin, un homme descend de sa berline blanche japonaise. "C'est une hybride", nous dit-il fièrement. Volontaire mobilisé depuis les premiers jours de la guerre pour soutenir l'armée, il est venu d'une localité proche s'assurer que les soldats n'avaient besoin de rien.
"J'ai commencé à creuser les tranchées, puis à dénicher tout ce dont les soldats avaient besoin. De la nourriture et tout le reste : du bois, des clous, des médicaments, des vêtements et bien sûr des repas chauds préparés au quartier général des volontaires."
Avant que "les Russes n'écrasent tout sous leurs bottes", il travaillait dans une entreprise du secteur du bois. Comme Pompier, il ne doute pas un instant de la victoire. "Je suis convaincu à 100 % que les Russes n'iront pas plus loin. Il leur faudrait mille tanks ! Tactiquement, ils sont en train de perdre, car nos défenses ont été considérablement renforcées, nous avons des tanks, de l'artillerie, des munitions, des armes".
Pour beaucoup d'observateurs, la fourniture en urgence, dès le mois de janvier, par les pays occidentaux de missiles anti-char portatifs à l'armée ukrainienne a sans doute changé la donne. Sur cette ligne de défense, on découvre sur le bas-côté des dizaines de caisses vides de ces missiles. Et, dans les bunkers en rondins de bois qui parsèment les tranchées, nous avons vu d'autres caisses contenant des missiles prêts à être utilisées.
"Ce que vous avez vu, ce sont des missiles anti-char, des Javelin, des Stugna, des NLAW et nous en avons beaucoup d'autres sur d'autres positions", affirme Pompier. Respectivement de fabrication américaine, ukrainienne et britannique, ils sont devenus les emblèmes de l'opiniâtre résistance ukrainienne à "l'opération spéciale" lancée par Vladimir Poutine.
Calme et taciturne, le jeune soldat ajoute cependant : "Nous sommes reconnaissants de recevoir de l'aide de l'étranger afin de combattre pour la liberté de l'Ukraine. Mais je pense que les sanctions, ce n'est pas ça qui va marcher. Les vraies sanctions, c'est notre artillerie et nos troupes".
Avoir résisté à la puissante et massive armée russe semble avoir forgé un moral d'acier aux soldats qui tiennent cette position depuis maintenant trois semaines. "Nous avons une meilleure tactique et nous avons des alliés qui nous fournissent des armes", ajoute le volontaire qui s'occupe du bien-être de soldats.
Sur le chemin du retour, Oleksander, notre guide, nous explique que l'état-major a fait le choix de ne pas installer une défense fixe pour défendre Kiev, qui pourrait être détruite par l'aviation russe, mais plutôt de construire une défense mobile capable de manœuvrer facilement.
Un choix audacieux qui, jusqu'à présent, permet à la capitale ukrainienne de résister tant bien que mal. L'ex-journaliste désormais vêtu de kaki conclut la conversation avec une citation attribuée à l'ancienne première ministre israélienne Golda Meir, née à Kiev en 1898 : "Nous entendons rester en vie et notre voisin veut notre mort. C'est une situation qui laisse peu de place au compromis".