Le président russe Vladimir Poutine a brandi, dimanche, la menace nucléaire dans le cadre de la guerre qui l’oppose à l’Ukraine. Mais, même si l’arsenal nucléaire russe est le plus important au monde, cela ne signifie pas que Moscou est prêt à l’utiliser.
Les Russes ont-ils le doigt sur le bouton nucléaire ? C’est, en tout cas, l’impression que Moscou cherche à donner au cinquième jour de sa guerre contre l’Ukraine. Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, a annoncé lundi 28 février avoir transmis aux centres de commandement les ordres du président russe Vladimir Poutine qui, la veille, avait mis les "forces de dissuasion de l'armée russe en régime spécial d'alerte au combat".
La formulation avait beau être cryptique, personne ne s’y était trompé : "C’est une manière pour Vladimir Poutine de montrer ses muscles nucléaires", assure Polina Sinovets, directrice du Centre d'Odessa pour la non-prolifération, contactée par France 24.
Le plus important arsenal nucléaire au monde
De quoi craindre que Moscou plonge le monde dans un redouté hiver atomique ? La Russie en a sûrement les moyens. Elle dispose du plus important arsenal au monde, avec près de 6 000 têtes nucléaires contre environ 5 500 pour les États-Unis. Sur ce total, il y en a environ 1 600 qui sont déjà déployées, d’après l’état des lieux établi par le Bulletin des scientifiques nucléaires, l’association qui gère aussi la fameuse "horloge de l’apocalypse".
La Russie ne manque pas non plus de missiles pour lancer ses bombes nucléaires sur les cibles désignées. "Il y a environ 2 000 missiles tactiques qui peuvent être utilisés dans des conflits régionaux [comme pour bombarder l’Ukraine, NDLR] et 1 597 missiles balistiques stratégiques à longue portée", énumère Polina Sinovets. "Si la Russie venait à utiliser l’arme nucléaire durant ce conflit, elle ne se contenterait pas uniquement de missiles à courte portée", estime Nikolai Sokov, expert des armes nucléaires russes au Centre de Vienne pour le désarmement et la non-prolifération, contacté par France 24.
Mais cet ex-conseiller au ministère soviétique puis russe des Affaires étrangères de 1987 à 1992 ne croit pas à l’imminence de la menace nucléaire russe. Tout comme Polina Sinovets, qui affirme que "ce n’est pas cette annonce qui rend le monde beaucoup plus dangereux".
En fait, pour la plupart des analystes, la déclaration de Vladimir Poutine doit plutôt être perçue "comme un signal politique", estime Nikolai Sokov. Le président russe chercherait à faire d’une pierre deux coups. "Il s’adresse en premier lieu aux Ukrainiens afin de faire pression sur leurs émissaires qui sont en train de négocier avec les Russes, à la frontière avec la Biélorussie. C’est une manière d’essayer de leur faire comprendre que Moscou est prêt à aller très loin si Kiev ne cède pas aux exigences russes", analyse Rafael Loss, spécialiste des questions de doctrine nucléaire au Conseil européen des relations internationales, contacté par France 24.
En parallèle, "Vladimir Poutine cherche à avertir l’Occident qu’en cas d’ingérence militaire dans le conflit avec l’Ukraine, il se réservait l’option d’utiliser l’arme nucléaire", précise cet expert.
Les 1001 marches de l’échelle nucléaire russe
Mais le maître de Kremlin ne s’est pas contenté de proférer des menaces en l’air. Son ordre de mettre les "forces de dissuasion de l'armée russe en régime spécial d'alerte au combat" change l’équation nucléaire russe… Mais nul ne sait vraiment à quel point. "Le problème est que c’est fait en dehors de tout cadre et que cet ordre ne rentre pas dans les cas prévus de recours à la force de dissuasion de la doctrine nucléaire russe", souligne Nikolai Sokov.
Vladimir Poutine a lui-même signé en 2020 le premier document officiel russe qui liste quatre cas dans lesquels Moscou s'autorise à utiliser son arsenal nucléaire. Ils sont tous défensifs et ne couvrent pas un recours à l’arme nucléaire pour soutenir une guerre d’invasion ou comme mesure de rétorsion contre des sanctions internationales.
Le plus probable est que cet ordre "permet de mettre les équipes dans les centres de contrôle et de commandement [de lancement de missiles] en état d’alerte, de raccourcir les délais et de simplifier les procédures pour passer l’ordre de lancement des missiles", estime Rafael Loss.
"Sur l’échelle de l’escalade nucléaire, il y a bien d’autres marches", assure ce spécialiste. Pour lui, si Vladimir Poutine se décidait à faire monter encore la pression, "il commencerait par citer directement l’arme nucléaire, ce qu’il n’a pas encore fait".
Dans ce cas, "les sous-marins équipés d’armes nucléaires se mettraient probablement en mouvement", ajoute Rafael Loss. Et "les missiles nucléaires quitteraient les hangars pour être chargés sur les bombardiers", ajoute Nikolai Sokov. Autant de signaux que l’imagerie satellite permettrait sans doute de détecter, jugent les experts sollicités par France 24.
Mais même si Moscou décidait de passer à la vitesse nucléaire supérieure – en réponse, par exemple, à l’envoi de troupes américaines en Ukraine –, "Vladimir Poutine sait que cette arme sert uniquement à faire du chantage diplomatique, car il est conscient que s’il l’utilisait, Moscou serait probablement bombardé en retour", résume Polina Sinovets.
Un dangereux climat d’incertitude
Sauf que le chantage semble ne pas avoir eu l’effet escompté. L’administration américaine a réagi avec un certain calme, "prenant note" de la décision russe d’augmenter le niveau de l’alerte, tandis que le président ukrainien Volodymyr Zelensky n’a même pas évoqué la menace nucléaire russe.
Vladimir Poutine se retrouve dans une situation délicate : "Les sanctions s’accumulent, l’offensive sur le terrain ne se passe pas aussi bien que prévu, ce qui ne lui laisse que l’arme nucléaire comme avantage", résume Rafael Loss. Il peut donc être tenté d’augmenter la pression dans l’espoir de faire réagir les pays occidentaux et obtenir des concessions.
"Le recours à la menace nucléaire dans le contexte de ce conflit est une terrible erreur qui va faire beaucoup de mal à la Russie et à Vladimir Poutine", estime Nikolai Sokov. Le président russe "va passer pour quelqu’un d’imprévisible, dangereux et qui est prompt à brandir la menace nucléaire. Cela ne sert qu’à renforcer l’isolement russe sur la scène internationale", ajoute-t-il.
L’escalade nucléaire russe crée aussi un "climat d’incertitude dans lequel un accident tragique peut survenir", avertit Nikolai Sokov. Il rappelle qu’une part non négligeable des missiles russes sont "à double usage" – c’est-à-dire qu’ils peuvent servir de missiles conventionnels ou nucléaires. Comment être sûr, dans le cas d’un missile russe tiré, qu’il n’est pas équipé d’une bombe nucléaire? La tentation pourrait être grande pour les autres puissances nucléaires de lancer des frappes préventives qui feraient entrer le conflit dans une toute autre dimension.