Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a inauguré dimanche la mise en service du grand barrage hydroélectrique sur le Nil. Si ce projet constitue une avancée économique majeure pour l’Éthiopie, son exploitation est aujourd’hui menacée par les guerres interethniques qui ravagent le pays.
Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a officiellement mis en service, dimanche 20 février, la production d’électricité du "barrage de la renaissance" sur le Nil Bleu, une construction pharaonique initiée en 2011 qui ambitionne de devenir la plus grande infrastructure hydroélectrique d'Afrique.
Pour le chef du gouvernement éthiopien, l'aboutissement de ce projet s’apparente à une double victoire : vis-à-vis de ses voisins égyptien et soudanais, tout d'abord, opposés à la mise en route du barrage, mais également vis-à-vis des rebelles tigréens, contre qui il mène une guerre féroce depuis novembre 2020.
Alors qu’Abiy Ahmed a adressé ses "félicitations à tous les Éthiopiens", saluant "la naissance d'une ère nouvelle", le porte-parole du Front populaire de libération du Tigré (TPLF) a dénoncé la récupération politique d’un projet initié par les Tigréens lorsqu’ils étaient au pouvoir.
France 24 fait le point sur les enjeux économiques et politiques du barrage de la Renaissance avec Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS spécialiste de la Corne de l'Afrique.
Deux voisins de l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan tentent depuis des années de bloquer ce projet de barrage. Dans ce combat, le lancement de la production d’électricité constitue-t-il une avancée pour l’Éthiopie ou bien une victoire définitive ?
Marc Lavergne : Il s’agit à mon sens d’une réelle victoire pour l’Éthiopie car l’activation du barrage va démontrer une bonne fois pour toute que l’argumentaire égyptien ne tient pas. Ces derniers affirment que le projet risque d’occasionner des problèmes d’approvisionnement en eau. Or l’Égypte n’est pas du tout en situation de pénurie potentielle. Il y a effectivement des problèmes d'approvisionnement mais qui sont avant tout liés à des infrastructures défaillantes et à une mauvaise optimisation, car l'eau est gratuite en Égypte et ne passe pas par un opérateur.
Dans ce conflit, le dirigeant al-Sissi cherche avant tout à protéger sa position d’allié régional des États-Unis, essentielle pour sa survie politique. L’influence grandissante de l’Éthiopie à travers ce projet économique majeur est perçue comme une menace par le Caire.
Le Soudan, ancienne colonie égyptienne historiquement dépendante de son voisin, a soutenu l’initiative du Caire pour des raisons politiques mais était en réalité assez embarrassé. Le gouvernement avait même reconnu que le barrage pourrait au contraire être une protection contre les inondations qui posent de gros problèmes au Soudan.
Dans ce contexte, la partie semble définitivement perdue pour l’Égypte qui avait un temps menacé de bombarder le barrage, mais ne peut se permettre une telle riposte vis-à-vis de ses soutiens américains et israélien.
Ce barrage, parmi les plus grands au monde, aurait coûté plus de quatre milliards de dollars selon les experts. Quels bénéfices économiques l’Éthiopie espère-t-elle en tirer ?
Le pays est dans une situation économique très compliquée. Il fait face à une crise d’appauvrissement des terres cultivables du fait d’une surexploitation des sols, liée à la très forte croissance démographique avec une population qui atteint aujourd'hui 115 millions d’habitants.
Jusqu’ici les principaux investissements étrangers dans l’économie concernaient l’emploi de main-d'œuvre dans l’industrie textile qui, encore moins cher qu’au Bengladesh, figure parmi les plus rentables au monde. Son commerce extérieur demeure très pauvre et se limite principalement aux exportations de fleurs et de café et à l’importation de produits pétroliers.
Dans ce contexte, l’exploitation du barrage représente une manne financière énorme à l’échelle du continent, dont l’approvisionnement en électricité est largement insuffisant, mais également à l’échelle du monde, avec notamment la Chine, principal partenaire économique de l’Éthiopie. Elle a accepté de préfinancer le barrage et compte beaucoup sur les exportations éthiopiennes.
La guerre entre le gouvernement central et les rebelles tigréens du nord perdure depuis plus d'un an. Le Premier ministre a récemment mis fin à l’état d’urgence, libéré des prisonniers et accepté la mise en place d’un dialogue national. Le barrage, désormais fonctionnel, peut-il favoriser une résolution du conflit ?
Le barrage de la Renaissance a été initié par l’ancien Premier ministre et dirigeant du Front de libération du peuple du Tigré, Meles Zenawi. Ce dernier avait alors présenté ce projet comme une opportunité économique majeure qui permettrait de mettre fin, une fois pour toute, aux conflits interethniques pour unifier le pays. Cette approche nationaliste avait suscité un engouement très fort de la population qui a largement été mise à contribution.
Le projet a été financé en partie par le biais de taxes sur le salaire des fonctionnaires ainsi que par des collectes qui ont connu un grand succès. Certains Éthiopiens sont allés jusqu’à céder leurs biens et donner leurs bijoux de famille pour y participer. Car l’Éthiopie a beau être une nation pluriethnique attachée à la diversité, le sentiment nationaliste y est extrêmement fort.
Aujourd’hui, la mise en service du barrage donne l’impression qu’Abiy Ahmed a gagné face aux Tigréens puisqu’il est parvenu à faire aboutir le projet. Cette avancée économique majeure lui permet de reléguer le conflit avec le TPLF en crise régionale, mais en réalité elle ne suffira pas à réunifier le pays. L’accomplissement de ce vieux mythe éthiopien par le progrès économique paraissait jouable en 2011 lorsque le TPLF était au pouvoir. Mais pour mener la guerre contre les Tigréens, Abiy Ahmed, qui n’avait pas réellement d’armée, a instrumentalisé les divisions ethniques.
Aujourd’hui il a totalement perdu le contrôle de ce conflit qui ne pourra se régler par une simple déclaration de victoire ou un cessez-le-feu. La question désormais est de savoir à quoi va servir le barrage. Car outre le risque de sabotage lié au conflit, la bonne exploitation de cet outil nécessite des investissements massifs étrangers qui risquent d’être remis en question dans un contexte de guerre généralisée.