Selon Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l'Irak (Cfri), les tensions politiques actuelles dans le pays, nées des résultats des législatives du mois d’octobre et exacerbées par le récent bras de fer autour de la formation d’une majorité parlementaire, font planer au-dessus du pays "le risque d’une guerre civile".
La tension politique est tellement vive en Irak, trois mois après les législatives du 10 octobre, que des députés en sont venus aux mains, le 9 janvier, lors de la séance inaugurale du Parlement. Mahmoud al-Machhadani, qui présidait la séance en tant que doyen de l'assemblée, a même dû être évacué en raison des altercations provoquées par les débats autour de la formation d'une coalition parlementaire.
Une question politique capitale puisqu'il reviendra à cette coalition de choisir le prochain Premier ministre et les futurs membres du gouvernement. Problème, deux camps antagonistes chiites revendiquent la majorité parlementaire.
D'un côté, le Cadre de coordination, qui regroupe plusieurs partis dont celui de l'ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et celui des pro-Iraniens de l'Alliance de la conquête, façade politique des anciens paramilitaires du Hachd al-Chaabi, qui a encaissé une lourde défaite aux législatives avant d'en contester les résultats, dans la rue et devant la justice.
De l'autre, le leader nationaliste chiite Moqtada al-Sadr, grand vainqueur des législatives avec 73 sièges remportés sur 329, qui entend former une coalition avec des alliés issus d'autres communautés confessionnelles. Précisément avec les élus de deux formations sunnites, Azm et Taqadom, et ceux d'un parti kurde, le PDK de Massoud Barzani.
Malgré le chaos pendant la séance parlementaire du 9 janvier, Moqtada al-Sadr, qui dispose lui aussi d'une milice armée, a gagné la première manche de la bataille qui l'oppose à ses rivaux chiites. Il a en effet réussi à faire réélire à son poste le président sortant du Parlement, Mohammed al-Haboussi.
Le courant sadriste veut imposer "gouvernement majoritaire"
Le courant sadriste et ses alliés semblent même décidés à aller au bout de leur démarche. C'est à dire à imposer leur candidat au poste de Premier ministre et former seuls un "gouvernement majoritaire". Les autres acteurs se retrouveraient exclus de facto du processus, explique Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l'Irak (Cfri) et auteur de "L'Irak, un siècle de faillite, de 1921 à nos jours" (éd. Tallandier).
"C'est une rupture avec le système de pouvoir car jusqu'ici, la formule qui a régi le pays entre 2003 et 2021 impliquait toutes les forces politiques, chacune à son niveau, dans le processus de formation des gouvernements irakiens, qui étaient finalement le fruit d'un consensus national, précise-t-il à France 24. Or, dans un pays qui ne dispose pas de tradition démocratique, le risque que prend Moqtada al-Sadr est grand, car les forces qu'il cherche à exclure ne sont pas uniquement des partis politiques classiques, puisqu'ils disposent quasiment tous une organisation milicienne ou paramilitaire".
"Depuis 2003, toutes les forces politiques se comportent à la fois comme des acteurs du gouvernement et de l'opposition, poursuit le chercheur franco-irakien. Dans le gouvernement actuel, dirigé par le Premier ministre Moustafa Al-Kadhimi, toutes les tendances sont représentées. On y trouve les nationalistes de Moqtada al-Sadr et les mouvements chiites pro-iraniens. Et pourtant, son autorité est piétinée tous les jours par les organisations miliciennes, alors même qu'elles participent au gouvernement. Or, si jamais demain elles sont exclues du pouvoir et marginalisées, comment pensez-vous qu'elles vont réagir ?"
La guerre ou l'impasse ?
Le rapport de force actuel est comparable à un bras de fer assez équilibré. Chaque camp a un pouvoir de nuisance et personne n'est prêt à accepter la défaite.
"C'est la raison pour laquelle le pays se trouve face à une impasse alors que la maison chiite est idéologiquement fracturée, résume Adel Bakawan. Dans ce contexte, si Moqtada al-Sadr et ses alliés kurdes et sunnites décident d'aller au bout de leur démarche alors que toutes les conditions objectives sont réunies pour que les tensions politiques plongent le pays dans la guerre civile, le règlement des désaccords se ferait alors par la voie des armes et des drones".
Il rappelle que l'Irak compte près de 80 organisations miliciennes "lourdement armées" reconnues par l'État irakien, qui leur a accordé en 2021 un budget de plus de 2,6 milliards de dollars. Un certain nombre d'entre elles bénéficient du soutien ou sont sous l'influence de puissances étrangères, dont l'Iran.
"Il existe deux autres scenarios, le premier consiste à laisser le pays dans l'impasse sans former de gouvernement, indique Adel Bakawan. Car malgré leurs désaccords, les Iraniens et les Américains, qui ont une grande influence en Irak, ne veulent pas laisser le pays entrer dans une guerre civile. Tout le monde y perdra alors qu'il y a des intérêts économiques énormes en jeux".
Et de poursuivre : "Une autre voie consiste à vouloir sortir de l'impasse et à éviter la guerre civile. Cela implique une prise de conscience de la part des acteurs politiques et des élites irakiennes que la formule actuelle sur laquelle l'Irak a été construite depuis 2003 ne fonctionne plus. Elle ne répond plus aux besoins de la population fragmentée. Il faut chercher ainsi à s'entendre sur une nouvelle formule avant la formation d'un nouveau gouvernement.
Une perspective qui ne semble pas, pour l'instant, à l'ordre du jour des partis qui se disputent le pouvoir. Et cela alors même que la période post-électorale a été marquée par des violences qui ont atteint leur paroxysme le 7 novembre, avec la tentative d'assassinat non revendiquée aux drones piégés contre le Premier ministre Moustafa al-Kazimi.