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Double homicide et lutte des classes : le fait divers qui fait désordre en Chine

Depuis près d'une semaine, une affaire de double homicide agite les réseaux sociaux chinois. Le suspect s’est attiré la sympathie d’une partie des internautes, qui voit dans ce drame sur fond de querelle de voisinage un symbole de la corruption des pouvoirs locaux et des inégalités sociales en Chine.

Il est désormais le fugitif le plus célèbre en Chine. À 55 ans, Ou Jinzhong échappe depuis mercredi 13 octobre à la police, qui l'accuse d'avoir tué ses voisins. Une chasse à l'homme qui passionne les internautes chinois et s'est transformée en sujet de discussion en ligne hautement politique, au grand déplaisir des autorités, racontent plusieurs médias, dont la chaîne américaine CNN.

Les forces de l'ordre de la province de Funjian - dans l'ouest de la Chine, et face au territoire de Taïwan - ne s'attendaient pas à ce qu'un fait divers apparemment banal prenne une telle ampleur. 

Des riches voisins peu compréhensifs

Ou Jinzhong est officiellement accusé d'avoir, le 10 octobre, tué son voisin de 70 ans, la belle-fille de ce dernier et blessé la femme du septuagénaire ainsi que ses petit-fils et arrière-petit-fils, a raconté le journal Beijing News.

Dans un premier temps, les autorités n'ont donné aucune information supplémentaire sur les circonstances de la mort des deux victimes. Mais peu après, la police locale a dû confirmer les rumeurs qui commençaient à enfler sur les réseaux sociaux chinois - notamment Weibo - selon lesquelles il s'agissait du tragique aboutissement d'une longue dispute immobilière entre le principal suspect et la famille des victimes.

Les mésaventures d'Ou Jinzhong sont, en effet, rapidement devenues virales sur le Net chinois. Elles y ont été perçues "par des millions d'internautes" comme une métaphore de la lutte des classes et de la corruption des pouvoirs locaux, à l'heure de la "prospérité commune" voulue par le président chinois Xi Jinping, note CNN.

Depuis 2017, Ou Jinzhong cherchait à faire construire une maison pour lui et sa mère. Il avait fait démolir son ancienne demeure après avoir obtenu un permis de construire du gouvernement local. Mais ses voisins ont systématiquement réussi à empêcher qu'il pose la première pierre, raconte le South China Morning Post.

En 2019, Ou Jinzhong décide alors de se construire un abri de fortune dans l'attente qu'une éventuelle autorité lui vienne en aide. Et la photo de cette cabane en tôle, située juste à côté de la luxueuse villa de plusieurs étages que le famille des voisins récalcitrants a pu se construire, a fait le tour des réseaux sociaux chinois.

Des internautes n'ont pas tardé à trouver les traces numériques d'Ou Jinzhong sur Weibo, la plateforme sur laquelle le quinquagénaire relatait ses vains efforts pour sensibiliser les autorités locales à son triste sort. "Hello monsieur le maire de Putian (ville où s'est déroulé le drame, NDLR), je ne suis pas très éduqué, mais si vous voyez ce message, est-ce que vous pourriez nous aider à sortir de cette situation ?", avait-t-il ainsi écrit. "Le gouvernement ne devrait-il pas protéger les individus ordinaires ? Pourquoi est-ce que les riches se montrent tellement sûrs d'eux ? Quelqu'un pourrait-il me dire à qui je pourrais m'adresser ? J'ai déjà envoyé des lettres aux autorités municipales et provinciales", s'était plaint Ou Jinzhong en janvier 2021.

En continuant à fouiller le passé numérique du fugitifs, les internautes chinois ont découvert qu'il avait sauvé un enfant de la noyade il y a trente ans, et que les habitants du quartier où il vivait le décrivaient comme un citoyen "simple et honnête", raconte le site chinois d'information Inf.news.

Quid de la "prospérité commune" chère à Xi Jinping ?

"Une société normale ne devrait pas pousser un citoyen honnête à un tel degré de désespoir qu'il se retrouve à commettre des crimes. Si cet individu avait épuisé tous les recours légaux pour se faire entendre, sans succès, il ne faut pas s'étonner que sa manière de se faire justice suscite la sympathie", a résumé un utilisateur de Weibo, le 14 octobre.

La première réaction des autorités n'a fait que renforcer l'impression des internautes chinois qu'Ou Jinzhong était autant coupable que victime. La police a en effet promis une prime de 20 000 yuans (2 680 euros) pour toute information menant à la capture du suspect et une autre récompense de 50 000 yuans (6 700 euros) pour la preuve de la mort d'Ou Jinzhong, raconte le South China Morning Post. "Est-ce qu'il n'y a pas une volonté de le faire taire ?", s'interroge un internaute, cité par le quotidien de Hong Kong.

La pluie de critiques contre cette prime à deux vitesses a poussé les autorités à la retirer, assurant qu'elle avait été mal comprise. Mais le mal était fait.

L'affaire est, en effet, du plus mauvais effet pour le régime chinois. Elle rappelle que malgré la vaste campagne contre la corruption et l'incompétence des édiles provinciaux menée depuis 2012 par Xi Jinping, il existe toujours des responsables locaux qui ne semblent pas à la hauteur de leur tâche. 

Elle donne aussi l'impression que les Chinois fortunés peuvent tout se permettre au détriment des plus démunis, au moment où Xi Jinping veut promouvoir son concept de "prospérité commune", une politique visant à donner l'impression d'une Chine réussissant à mieux répartir les fruits de la croissance afin de réduire les inégalités.

Les autorités ont donc été promptes à enclencher la machine à censurer les réseaux sociaux. Le profil d'Ou Jinzhong et l'historique de tous ces messages ont été effacés sur Weibo, tandis que les commentaires les plus critiques d'internautes à l'égard de la police ou du gouvernement provincial ont également disparu du réseau social chinois.

Les grands médias à la solde de Pékin se sont également mis en branle. Le très influent China Youth Daily, l'organe officiel des jeunesses communistes chinoises, a rappelé dans un éditorial qu'il ne fallait pas oublier qu'Ou Jinzhong était suspecté d'avoir assassiné deux personnes. Le journal a cependant reconnu qu'il était "important de comprendre les circonstances" du drame. Il indique, en outre, qu'une enquête a été ouverte sur l'éventuelle "inaction" des autorités face aux demandes répétées du fugitif durant toutes ces années.