La lanceuse d'alerte Frances Haugen a appelé le Congrès américain à renforcer la régulation de Facebook, qu'elle accuse notamment de pousser les adolescents à utiliser toujours plus ses plateformes, au risque de provoquer une addiction. Mark Zuckerberg a défendu que "Facebook n'a pas privilégié ses profits au détriment de la sécurité".
Frances Haugen a livré, mardi 5 octobre, un témoignage accablant contre Facebook devant le Congrès américain. Cette femme de 37 ans, ancienne membre d'une équipe dédiée à l'intégrité civique au sein du groupe de Mark Zuckerberg, a récolté des milliers de documents internes avant de quitter l'entreprise en mai.
"Vous avez été un catalyseur pour le changement comme je n'en ai encore jamais vu et je travaille sur ces sujets depuis 10 ou 15 ans", a commenté le sénateur démocrate Richard Blumenthal lors de son audition.
"Vous êtes une héroïne du XXIe siècle, qui a averti notre pays des dangers que courent notre jeunesse et notre démocratie", a salué, solennellement, le sénateur démocrate Ed Markey. "Notre Nation vous est reconnaissante."
Intervenant devant la sous-commission sénatoriale de la Protection des consommateurs et de la Sécurité des données au lendemain de la panne géante ayant affecté Facebook et ses messageries WhatsApp, Instagram et Messenger, Frances Haugen a déclaré que "pendant cinq heures, Facebook n'a pas pu être utilisé pour creuser les divisions, déstabiliser les démocraties et rendre les jeunes filles et les jeunes femmes mal dans leur peau".
"Ils placent leurs profits astronomiques au-dessus des gens"
Cette ancienne cheffe de produit a dénoncé le manque de transparence du groupe sur les moyens qu'il emploie pour inciter les utilisateurs à passer davantage de temps sur ses plateformes et ainsi augmenter ses propres recettes publicitaires.
"Tant que Facebook agira dans l'ombre, dissimulant ses recherches des yeux du grand public, il n'a pas à se justifier", a-t-elle dit, en prônant une supervision extérieure des algorithmes des grands réseaux sociaux.
Frances Haugen s'est néanmoins prononcée contre un démantèlement du groupe, qu'elle verrait comme une mesure contre-productive. "La direction du groupe sait comment rendre Facebook et Instagram plus sûrs, mais elle n'entreprendra pas les changements nécessaires parce qu'ils placent leurs profits astronomiques au-dessus des gens. Une action du Congrès est nécessaire", a-t-elle ajouté.
Lors d'une apparition dimanche sur CBS, Frances Haugen a révélé être la source des documents utilisés dans une enquête du Wall Street Journal et lors d'une audition au Sénat sur les conséquences de l'utilisation d'Instagram chez les adolescentes.
Les articles du Wall Street Journal ont montré que Facebook avait contribué à intensifier la polarisation des débats en ligne en modifiant son algorithme de contenus, s'était montré incapable de prendre les mesures suffisantes pour lutter contre le scepticisme à l'égard des vaccins et avait conscience de la nocivité d'Instagram pour la santé mentale des adolescentes.
Frances Haugen a aussi accusé Facebook de n'avoir quasiment rien entrepris pour empêcher des utilisateurs de se servir de ses réseaux pour organiser des actions violentes. Des messages et des discussions sur Facebook ont ainsi précédé l'envahissement du Capitole, le 6 janvier à Washington, par des partisans de l'ancien président américain Donald Trump contestant sa défaite au scrutin de novembre face à Joe Biden.
"Les victimes, ce sont nos enfants"
Dans son propos introductif, le président de la sous-commission, le démocrate Richard Blumenthal, a affirmé que Facebook avait conscience du caractère addictif de ses produits, tels des cigarettes. "Le secteur de la 'tech' connaît désormais son moment de vérité saisissant, comme celui qu'a connu l'industrie du tabac", a-t-il dit.
Il a invité Mark Zuckerberg à venir témoigner devant sa commission et a réclamé l'ouverture d'enquêtes de la part de la Securities and Exchange Commission (SEC), le "gendarme" de Wall Street, et de la Federal Trade Commission (FTC), la commission fédérale du commerce.
"Les victimes, ce sont nos enfants. Les adolescents qui se regardent aujourd'hui dans un miroir ressentent des doutes et de l'insécurité. Mark Zuckerberg devrait se regarder dans un miroir", a insisté Richard Blumenthal, reprochant au PDG de Facebook de préférer faire de la voile, comme en a témoigné une vidéo qu'il a diffusée ce week-end, plutôt que de se livrer à un tel exercice d'introspection.
La sénatrice Marsha Blackburn, principale représentante des républicains au sein de la commission, a elle aussi accusé : "Il est évident que Facebook accorde la priorité au profit sur le bien-être des enfants et de tous les utilisateurs."
Son collègue républicain Dan Sullivan a lui aussi insisté sur l'impact d'Instagram, messagerie de photos et de vidéos, sur les adolescents. "Je crois que si on regarde vingt ans en arrière, chacun de nous va se dire 'mais bon sang à quoi pensions-nous ?'", a-t-il dit.
"L'époque durant laquelle vous avez envahi notre vie privée, promu des contenus toxiques et utilisé des enfants et des adolescents est révolue. Le Congrès va agir", a réagi le sénateur Ed Markey.
Facebook contre-attaque
Au passage, Frances Haugen a décerné une mention spéciale à Mark Zuckerberg, cofondateur et PDG de l'entreprise, dont l'absence depuis le début de ce scandale est de plus en plus criante. "Il n'y a pas d'entreprise aussi puissante qui soit contrôlée de manière aussi unilatérale. Donc au final, la responsabilité revient à Mark. Et il ne rend de comptes à personne. Et Mark Zuckerberg est, dans les faits, le concepteur en chef des algorithmes", a assuré l'ingénieure.
Mark Zuckerberg a fini par monter au créneau pour défendre son entreprise. "Au cœur de ces accusations réside l'idée que nous privilégions les profits plutôt que la sécurité et le bien-être. Ce n'est tout simplement pas vrai", a-t-il affirmé dans une longue publication sur sa page Facebook.
Dans un courriel envoyé avant cette audition, Kevin McAlister, porte-parole de Facebook, a assuré que le groupe accordait davantage d'importance à la protection de ses utilisateurs qu'à la recherche du bénéfice. Il a ajouté qu'il était inexact d'affirmer que des notes internes ayant fuité auprès du grand public apportaient la preuve qu'Instagram est "toxique" pour les adolescentes.
Une autre porte-parole du groupe, Lena Pietsch, a ajouté : "Nous ne sommes pas d'accord avec sa façon de présenter les sujets sur lesquels elle a témoigné. Mais nous sommes d'accord sur une chose : il est temps de créer de nouvelles règles pour Internet. (...) Et plutôt que d'attendre de l'industrie des changements sociétaux, (...) il est temps pour le Congrès d'agir."
Avec AFP et Reuters