
Le géant chinois de l’immobilier Evergrande a accumulé plus de 300 milliards de dollars de dettes et se retrouve au bord de la faillite. Mais Pékin peut difficilement laisser tomber un conglomérat qui symbolise tout un pan du modèle de développement à la chinoise.
C’est un immense château de dettes qui menace de plus en plus de s’écrouler, faisant peser une ombre importante sur l’économie chinoise et, par extension, l'économie mondiale. Evergrande, le géant chinois de l’immobilier, a été recalé par l’agence de notation Fitch qui a baissé sa note, mercredi 8 septembre, à "CC", indiquant qu’un défaut de paiement est devenu le scénario le plus probable.
Les deux autres agences, Moody’s et S&P, sont d’accord et ont déjà baissé la note d’Evergrande à plusieurs reprises depuis le début de l’été. En cause : les 300 milliards de dollars de dettes que le groupe a accumulés au fil des années.
Des projets immobiliers dans 223 villes chinoises
Une somme folle – équivalente à la dette publique d’un pays comme le Portugal –, qui fait d’Evergrande le promoteur immobilier le plus endetté au monde. Les responsables de ce géant chinois ont reconnu officiellement, fin août, qu’ils ne seraient peut-être pas en mesure d’honorer toutes leurs obligations financières.
Ce risque de défaut de paiement inquiète d’autant plus Pékin qu’Evergrande est le symbole de l’urbanisation à marche forcée de la société chinoise et, plus largement, "du modèle de croissance chinois qui dépend fortement de l’endettement", souligne Jean-François Dufour, directeur du cabinet de conseil DCA Chine-Analyse, contacté par France 24.
Le groupe a été fondé en 1996, à une époque où la Chine s’attaquait à la tâche herculéenne de déplacer des centaines de millions de Chinois de la campagne à la ville, ce qui a permis "au secteur de l’immobilier de connaître une très forte croissance", rappelle Frédéric Rollin, conseiller en stratégie d'investissement chez Pictet Asset Management, contacté par France 24.
Evergrande a été le principal bénéficiaire de ce boom. Le groupe privé a poursuivi une stratégie très agressive et très dépendante de la bonne volonté des banques de le soutenir financièrement, consistant à enchaîner les projets immobiliers à un rythme très soutenu, tout en embauchant à tour de bras pour servir ses ambitions démesurées.
Résultat : le groupe est en charge, actuellement, de 778 projets immobiliers dans 223 villes chinoises et il emploie directement près de 200 000 salariés. Evergrande soutient aussi que son activité a permis la création de plus de trois millions d’emplois indirects.
Du cochon au football en passant par la voiture électrique
Mais ces emplois créés ne sont pas tous dans l’immobilier. Loin de là. À partir du début des années 2010 – peu après son introduction en Bourse –, Evergrande "s’est engagé dans une course contre la montre pour diversifier ses activités, bien plus que d’autres groupes du secteur", explique Jean-François Dufour.
L’immobilier n’avait plus autant le vent en poupe en Chine, était considéré comme hautement spéculatif et le gouvernement "avait érigé d’autres secteurs en priorité nationale", rappelle l’économiste français. Evergrande a acquis des participations dans des services de streaming vidéo, des mutuelles de santé, des fabricants de lait ou des coopératives d’élevage de cochons. Le groupe s’est aussi acheté un club de football – le Guangzhou FC de Canton – et a construit des parcs d’attraction. Sa dernière lubie a été, à partir de 2019, de vouloir fabriquer des voitures électriques sans avoir la moindre expérience dans ce domaine.
"Le but de cette stratégie était d’être présent dans suffisamment de secteurs prioritaires pour que le gouvernement soit plus enclin à soutenir le groupe financièrement lorsque le mur de la dette deviendrait difficilement soutenable pour Evergrande", explique Jean-François Dufour.
Malheureusement, le groupe a été un peu trop lent. Il doit, par exemple, honorer 15 milliards de dollars de factures d’ici la fin 2021, mais n’avait que 13 milliards de dollars en banque en juin. Et les banques sont beaucoup moins enclines à soutenir Evergrande à tout prix. "Le refinancement de la dette des entreprises est devenu plus compliqué à cause de la politique monétaire restrictive menée actuellement par le gouvernement", explique Frédéric Rollin.
Evergrande est "rentré dans un cercle vicieux", estime le Financial Times. Les banques ne veulent plus lui prêter les fonds nécessaires pour finir ses projets immobiliers, ce qui fait que le promoteur n’a plus de logements à vendre et se retrouve privé d’argent frais pour rembourser les créanciers et rassurer les banques.
"Une faillite aurait des conséquences pour toute l’économie"
"Dans une économie de marché normale, Evergrande aurait fait faillite depuis longtemps", assure Jean-François Dufour. Mais le capitalisme à la chinoise a longtemps été beaucoup moins regardant sur l’endettement privé. "La règle était que tant qu’une entreprise donnait l’impression d’avancer et d’avoir des projets en cours, les banques lui faisaient crédit car dans le contexte de forte croissance chinoise, on avait l’impression qu’il y aurait toujours des profits à la clé", explique le directeur de DCA Chine-Analyse.
Une logique qui a fait "qu’en 2020 la dette des entreprises chinoises représentait 160 % du PIB national, contre seulement 85 % aux États-Unis et 115 % dans la zone euro", souligne Frédéric Rollin, de Pictet Asset Management.
Maintenant que Pékin veut assainir les finances des grands groupes et des banques, des géants comme Evergrande se retrouvent dans des situations très délicates. Mais une faillite de ce géant de l’immobilier "aurait des conséquences très profondes pour l’économie chinoise dans son ensemble", estime Jean-François Dufour.
Il estime qu’il "y aurait au moins une banque qui n’y survivrait pas, ce qui risque de pousser les autres à se montrer encore plus réticentes à prêter aux entreprises endettées, sifflant la fin d’un pan du modèle de croissance à la chinoise". Dans le contexte actuel de fragile reprise économique après la crise sanitaire, c’est un scénario dont Pékin ne veut pas.
D’autant plus qu’un effondrement d’Evergrande risque d’avoir des répercussions au-delà des frontières chinoises. Le roi chinois du béton "compte plusieurs grands groupes internationaux – comme Allianz ou BlackRock – parmi ses partenaires, et si Evergrande fait faillite, cela pourrait avoir des conséquences sur leurs comptes et inquiéter les investisseurs étrangers qui pensent que Pékin va soutenir ses champions coûte que coûte", analyse le Financial Times.
"Compte tenu de l’importance de cet acteur, la probabilité d’une restructuration de la dette organisée par l’État est forte", juge Frédéric Rollin. En d’autres termes, Pékin va forcer la main des créanciers et organiser la vente des actifs non essentiels d’Evergrande.
"Le plus probable, c’est que cela passe par une mise sous tutelle de l’entreprise, qui sera gérée par l’État et une banque publique le temps de trouver un repreneur. C’est un modèle qui a déjà été appliqué par le passé en Chine", rappelle Jean-François Dufour. Mais mettre de l’ordre dans 300 milliards de dollars ne va pas se faire du jour au lendemain.