En posant la première pierre du pont Sazlidere, l’un des six viaducs qui enjambera le Canal Istanbul, le président turc a lancé samedi ce qu'il désigne comme son "projet fou" : le percement d’un canal entre la mer Noire et la mer de Marmara, qui suscite en Turquie méfiance et inquiétude. Notre correspondant d'Istanbul fait le point.
Au cours d’une cérémonie organisée sur le chantier de Sazlidere, Recep Tayyip Erdogan a insisté samedi 27 juin sur le caractère historique de son méga-projet. "Ce n’est pas une cérémonie pour inaugurer une fontaine", a-t-il lancé devant un parterre conquis, en présence du ministre des Transports et de l’Industrie Adil Karaismailoğlu et de tous les caciques de son parti, l’AKP.
Avec ses 45 kilomètres de long, 275 mètres de large et 21 mètres de profondeur, ce nouveau canal enjambé par six ponts sera 30 fois plus sûr que le Bosphore, dont il réduira le trafic de 90 %, selon le président turc. Le chantier doit durer six ans et son coût est estimé à 15 milliards de dollars… Les chiffres se succèdent dans la bouche du président turc qui répète le même argument : le détroit du Bosphore est trop fréquenté, ce qui contraint parfois les navires à attendre des jours entiers avant de l’emprunter. Il est aussi difficilement praticable pour les géants des mers.
#INFOGRAPHIE | La Turquie posera les fondations du canal Istanbul ce samedi
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Point d’orgue de la longue série de méga chantiers lancés par ce président bâtisseur depuis son arrivée au pouvoir il y a 19 ans, ce projet sera une source de fierté pour le peuple turc, une nouvelle réalisation que le monde leur enviera, assure Recep Tayyip Erdogan. Sauf que l’opinion publique n’est pas convaincue, en particulier celle d’Istanbul. Le chef de l'État a beau convoquer le souvenir de Mehmet II le conquérant - celui-ci n’est-il pas allé jusqu’à "faire passer ses navires par la terre" lorsqu’il a pris Constantinople en 1453 ? - son projet suscite toujours de fortes résistances.
Des conséquences désastreuses pour l’environnement
Le président turc cite de nombreux rapports universitaires pour repousser les craintes, mais les experts environnementaux sont sceptiques. D’abord parce que le canal sera creusé dans une zone boisée traversée de sources et de rivières toujours connectées au réseau de distribution de d'Istanbul depuis le XVIIe siècle. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’actuel maire d’Istanbul Erkrem Imamoglu, (CHP, opposition centre droit), conscient que 40 % de l’approvisionnement en eau de sa ville vient du côté européen, est vent debout contre le projet.
Ensuite parce que le nouveau canal risque de bouleverser l’équilibre naturel des courants et contre-courants entre la mer noire et la mer de Marmara. Certains spécialistes prédisent que ce canal artificiel agira à la manière d’un siphon qui aspirera toutes les eaux polluées de la mer Noire qui finiront en bout de course en mer Méditerranée.
Sourd à ces objections, Recep Tayyip Erdogan parle du nouveau canal comme du "projet le plus éco-responsable du monde" et considère qu’en désengorgeant le Bosphore, la nouvelle voie maritime participera à la sauvegarde de l’écosystème de la mer de Marmara, récemment envahie par une prolifération de "morve de mer" (une mousse visqueuse qui envahit périodiquement les côtes du nord-ouest de la Turquie sous l’action combinée de la pollution et du réchauffement climatique). Là encore, les experts voient les choses autrement : ils considèrent au contraire que la mer de Marmara risque d’être encore plus polluée avec la construction de ce canal.
Un financement qui interroge
Depuis presque 20 ans au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a radicalement changé la face de son pays en ayant recours à une politique forcenée de grands travaux. Autoroutes, tunnels, ponts, barrages, aéroports… Pendant son discours ce samedi, le président a par exemple cité le cas du Pont Osman Ghazi, qui franchit le golfe d’Izmit pour emmener les automobilistes sur l’autoroute d’Izmir, en sortant d’Istanbul par l’Est. Un projet dont le mode de financement interpelle.
En effet, en se fondant sur des rapports très optimistes, le gouvernement avait lancé ce projet en garantissant à l’opérateur un certain nombre d’entrées au péage. Las, en 2020, le trésor turc a dû verser plus de 3 milliards de livres turques (plus de 28 millions d'euros) à la société Otoyol Yatırım A.Ş car la fréquentation s'est révélée bien inférieure aux chiffres mentionnés dans le contrat.
Interrogé par CNN Türk samedi, le ministre des Transports et des Infrastructures l’a confirmé : "Bien sûr qu’il y aura une garantie de passages (pour le Canal Istanbul), la Turquie est un des pays qui a le plus accompli au monde en ayant recours à ce modèle de financement."
Une garantie de passage donc, qui s’appuie une fois encore sur des prévisions optimistes : un rapport commandé par le même ministère des Transports et des Infrastructures prévoit qu’en 2026, 54 900 vaisseaux emprunteront la nouvelle route et 68 000 en 2039, alors que ces 10 dernières années, le trafic dans le Bosphore a baissé de 53 000 à 38 000 bateaux par an, à cause du nombre toujours plus importants de nouveaux pipelines, et de la décision de certains pays de réduire leur dépendance aux hydrocarbures.
Emprunter le détroit du Bosphore est et restera gratuit
Le trafic de tankers devrait ainsi continuer à diminuer. Et il faut ajouter à cela une donnée que les transporteurs garderont certainement en tête : traverser le Bosphore, même si cela implique d’attendre et peu comporter des risques, est et restera gratuit.
Le président a beau assurer que son projet "ne coûtera pas un centime" au contribuable et "se remboursera tout-seul", un sondage publié en avril montre que plus de 60 % des personnes interrogées rejettent le recours à la garantie de passage.
Contre l’avis de sa propre opinion publique, contre les banques turques qui ont affirmé ne pas être prêtes à courir un tel risque, Recep Tayyip Erdogan va jusqu’à défendre les banques étrangères prêtes à participer à l’aventure.
Un entêtement qui pourrait lui coûter cher, d’autant plus qu’au-delà des frontières de la Turquie, la Russie ne semble pas convaincue par les bienfaits du Canal Istanbul. Moscou est en effet persuadée que la nouvelle voie maritime permettra aux flottes de l’Otan de gagner plus rapidement la mer Noire.