Rebekah Jones, ex-analyste de données pour le département de la Santé de Floride devenue lanceuse d’alerte, est visée par un mandat d’arrêt. Ses critiques contre le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, en avait fait l’un des symboles de la lutte du monde scientifique contre le camp pro-Trump à l’ère du Covid-19.
“Dire au revoir à ma famille est la chose la plus dure que j’ai dû faire”. Il y a un peu moins d’un an, Rebekah Jones, alors félicitée de toutes parts pour son travail de suivi en direct de l’évolution de l’épidémie de Covid-19 en Floride, n’imaginait probablement pas devoir écrire ce message sur Twitter. Pourtant, samedi 16 janvier, elle s’y est résolue après avoir décidé de se livrer à la police, en conformité avec un mandat d’arrêt lancé contre cette analyste de données de 31 ans.
Les autorités de Floride ont refusé, pour l’heure, de dévoiler les charges retenues contre elle, indiquant seulement qu’il s’agissait d’une “affaire criminelle” et que des précisions seront apportées après son placement en garde à vue. Mais il ne fait guère de doute que cette arrestation est liée au conflit qui oppose Rebekah Jones à Ron DeSantis, le puissant gouverneur de la Floride et fervent soutien du président sortant Donald Trump.
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“Insubordination”
Depuis son limogeage du département de la Santé de Floride en mai 2020, cette analyste est devenue lanceuse d’alerte et l’un des symboles de la confrontation entre le monde scientifique et le camp pro-Trump durant la pandémie de Covid-19.
Rebekah Jones s’occupait initialement du tableau de bord interactif permettant à quiconque de suivre, en ligne, l’évolution des contaminations au virus Sars-CoV-2 au jour le jour en Floride. Son travail d’agrégation des données publiques et de transparence avait été cité en exemple, en avril, par Deborah Birx, la médecin chargée de coordonner l’effort de lutte contre le coronavirus au sein de l’administration Trump.
Mais Rebekah Jones s’est rapidement rendu compte que son gouverneur de patron ne partageait que très peu l’enthousiasme de Deborah Birx pour le travail de transparence sanitaire qu’elle menait. En mai, elle a été mise à la porte, officiellement pour “insubordination”.
Un motif qu’elle n’a pas manqué de contester, arguant qu’elle avait simplement refusé de maquiller les données pour embellir le bilan de Ron DeSantis en matière de lutte contre la propagation du coronavirus. Il faut dire qu’à l’époque, la question du contrôle de l’épidémie était politiquement cruciale et sensible.
Le président Donald Trump s’était mis en tête que le pays devait rouvrir son économie et pressait les gouverneurs d’en finir avec les mesures de confinement. Ron DeSantis, en bon fervent “trumpiste” de la première heure, voulait ériger la Floride en État modèle. Mais les vrais chiffres de la maladie chez lui ne permettaient pas, officiellement, de remplir les conditions édictées par les autorités sanitaires fédérales pour lever les mesures de confinement, a affirmé Rebekah Jones.
Elle aurait alors subi des pressions pour jouer sur plusieurs indicateurs - comme ignorer les contaminations dans certains petits comtés de l’État - pour que la Floride rentre dans les clous des recommandations sanitaires permettant de rouvrir officiellement les commerces.
Des accusations de manipulation que le bureau du gouverneur a vigoureusement niées. Il a affirmé que Rebekah Jones avait, en réalité, refusé à plusieurs reprises de prendre en compte les recommandations de sa hiérarchie et des épidémiologistes concernant quels types de données il fallait inclure dans le tableau de bord de l’épidémie. Les équipes de Ron DeSantis ont aussi déterré de vieilles histoires de cœur et de “cyber-harcèlement” de leur ex-employée, afin de la dépeindre comme quelqu’un d’instable.
Tentatives de déstabilisation
Mais Rebekah Jones ne s’est pas contentée de dénoncer ce qu’elle a appelé des tentatives de manipulation de la réalité de la pandémie. Elle a lancé, en juin 2020, sa propre plateforme en ligne, censée donner une image plus fidèle de la propagation du Covid-19 en Floride.
Ce tableau de bord, qui est rapidement devenu plus populaire que le site officiel, présente un relevé beaucoup plus complet et sombre de la situation. Il ne se contente pas d’agréger tous les chiffres de chaque comté, il fournit aussi d’autres données que le portail officiel ne prenait pas en compte, comme le détail des hospitalisations ou les chiffres des tests sérologiques positifs, alors que seuls les tests PCR étaient comptabilisés par l’État.
Là encore, Ron DeSantis a contre-attaqué. Il a défendu le décompte officiel, soulignant, par ailleurs, que Rebekah Jones n’avait aucune formation d’épidémiologiste et que sa décision de prendre en compte toutes les données possibles et imaginables pouvait induire en erreur. Il a, notamment, rappelé que les tests sérologiques n’étaient, à l’époque, pas encore suffisamment fiables aux yeux d’une partie de la communauté scientifique.
Mais qu’importe le bien-fondé ou non des critiques adressées à la jeune femme. Son combat a rapidement captivé l’attention des médias nationaux qui, à l’instar de CNN ou MSNBC, lui ont largement donné la parole. Rebekah Jones incarnait à la fois la David qui s’en prenait au Goliath politique et la voix de la science qui s’élevait contre les dérives extrêmistes du mouvement “anti-lockdown” (contre les mesures de confinement).
EM - TWEET REBEKAH JONES
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There will be no update today.
At 8:30 am this morning, state police came into my house and took all my hardware and tech.
They were serving a warrant on my computer after DOH filed a complaint.
They pointed a gun in my face. They pointed guns at my kids.. pic.twitter.com/DE2QfOmtPU
Une exposition médiatique “qui devenait au fil des semaines une épine politique de plus en plus gênante pour Ron DeSantis”, remarque le Washington Post. Rebekah Jones a même été désignée “personnalité technologique” de l’année par le magazine Forbes.
En décembre, le conflit s’est brusquement envenimé après la décision de la police de faire une perquisition musclée chez Rebekah Jones. La vidéo de cette intervention, diffusée sur les réseaux sociaux, “a provoqué une vague de critiques contre le gouverneur de Floride”, souligne le Financial Times. Un avocat républicain, nommé au comité judiciaire de Floride par Ron DeSantis, a démissionné pour protester contre ce qu’il a décrit “comme une tentative grossière d’intimidation sans fondement légal”. Plusieurs personnalités d'Hollywood, comme l’actrice Patricia Arquette ou l'acteur Edward Norton, ont apporté publiquement leur soutien à Rebekah Jones.
Et depuis un an, Ron DeSantis n’avait pas réussi à se débarrasser de l’encombrante Rebekah Jones, qui continuait de gérer sa plateforme de suivi du Covid-19, y ajoutant même un outil permettant de visualiser les cas de contamination avérés en milieu scolaire. Mais la décision de la faire arrêter est un pari risqué, tant elle pourrait susciter une nouvelle vague de solidarité.