Dans la course à la Maison Blanche, le gaz de schiste et la Pennsylvanie sont presque devenus synonymes. Pourtant, dans l’un des comtés de l’État produisant le plus de gaz, la relation des habitants avec cette industrie est bien plus complexe que prévu. Reportage.
La famille de Rose Friend, 83 ans, a une longue histoire avec le gaz naturel. Pendant plusieurs décennies, la maison familiale, dans le comté rural de Washington, dans le sud-ouest de la Pennsylvanie, a profité d’un accès gratuit au gaz à partir d’un puits conventionnel, une compensation pour les canalisations qui traversent la propriété. Cet arrangement illustre la longue relation entre la région et les énergies fossiles. Avec le charbon, qui faisait tourner les fameuses usines d’acier locales, la production de gaz et de pétrole en Pennsylvanie remonte au XIXe siècle.
Pour Rose Friend, qui a grandi en labourant la terre à l’aide de chevaux et dont le neveu travaillait dans les mines de charbon, les bénéfices de ces réserves d’énergie abondantes étaient évidents. Puis, à partir du milieu des années 2000, un nouvel acteur a fait son apparition : une entreprise dénommée Atlas America, qui cherchait à capitaliser sur une industrie naissante et lucrative, la fracturation hydraulique, couramment appelée "fracking".
Cette technique consiste à fracturer des couches profondes de roche de schiste à l’aide d’eau et d’un cocktail de produits chimiques injectés à haute pression afin d’en extraire du pétrole et du gaz. Atlas America fut l’un des premiers à participer à cette résurgence du secteur des énergies fossiles. En 2007, au moment où Rose Friend a signé un contrat avec cette société, Atlas America cherchait, comme beaucoup d’autres, à exploiter le schiste de Marcellus, une large formation rocheuse riche en gaz sur laquelle est posée sa maison.
Depuis 2014, l’industrie du "fracking" a permis aux États-Unis de devenir le plus gros producteur de pétrole et de gaz du monde. La Pennsylvanie, à elle seule, a produit en 2019 davantage de gaz naturel que n’importe quel pays hormis la Russie et l’Iran.
Pendant les dix ans qui ont suivi son premier contact avec Atlas America, le site en face de la maison de Rose Friend est cependant resté intact. Entre-temps, la société a été vendue à Chevron puis à EQT, qui est aujourd’hui le plus gros producteur de gaz du pays. Et c’est là que les problèmes ont commencé. "Ils ont tout simplement emménagé ici", se souvient l’octogénaire. "C’était complètement fou. Un jour, j’ai regardé par la fenêtre et ils étaient en train de raser toutes mes haies !"
Sans crier gare, la compagnie a commencé à couper des arbres vieux de plusieurs dizaines d’années afin de créer une route d’accès à des puits construits sur la propriété voisine. Ce fut le début d’une bataille de deux ans entre la famille et EQT, qui voulait créer, en plus de la route, un bassin de retenue des eaux usées par le "fracking". Ces activités sur les terres familiales menaçaient non seulement l’environnement immédiat de Rose Friend mais aussi d’anciennes sépultures amérindiennes enregistrées auprès de l’État depuis les années 1980. Plusieurs équipes d’archéologues sont intervenues pour régler la dispute.
Finalement, Rose Friend et sa fille Karen LeBlanc sont parvenues à stopper la construction du bassin, mais pas celle de la route qui traverse désormais la "meilleure partie" de leurs terres agricoles. Cette route est essentielle pour EQT, car le "fracking" nécessite des centaines d’allers-retours en camion par jour pour acheminer du matériel.
Un jour, se souvient Karen LeBlanc, l’un de ces camions a bloqué la voiture de sa mère alors que cette dernière, atteinte d’un cancer du colon, devait se rendre à l’hôpital pour sa chimiothérapie. Une autre fois, un bulldozer a endommagé une canalisation qui fournissait du gaz naturel à la maison familiale. Rose Friend s’est retrouvée sans gaz et la fuite a duré toute la nuit.
À ce jour, aucun accord n’a été trouvé avec EQT pour compenser les dommages sur la propriété. Karen LeBlanc est en colère : "Il était important qu’ils laissent ma mère prendre sa retraite ici avec un semblant de dignité, or c’est impossible avec cette route." Contacté par France 24, EQT n’a pas répondu.
"Le 'fracking' est nécessaire"
Rose Friend ne nourrit pas de rancœur pour autant à l’égard de l’industrie dans son ensemble. "Je pense que le 'fracking' est nécessaire", affirme-t-elle. "Mais il faut faire ça bien, de façon régulée." Sa fille est d’accord avec elle : "S’ils pouvaient trouver un moyen d’arrêter de contaminer l’air et l’eau… Il faut qu’ils travaillent là-dessus." Une position plutôt en accord avec les démocrates locaux interrogés par France 24.
Pourtant, la mère comme la fille soutiennent Donald Trump. Sur la pelouse devant la maison de Rose Friend, une pancarte "Trump-Pence" ne laisse pas place au doute. La retraitée explique qu’elle est alignée sur les principaux thèmes de campagne du président républicain : "Je n’aime pas la direction que prend Joe Biden… avec Kamala Harris et tout ce socialisme." "Ils veulent nous enlever nos armes à feu, or moi, des armes, j’en ai plein", ajoute-t-elle en riant. "Ils sont contre l’avortement, or c’est un sujet important pour moi."
Karen LeBlanc est sur la même ligne. Elle estime que Donald Trump est "un moindre mal". Il lui arrive de voter démocrate, comme pour le gouverneur de Pennsylvanie, Tom Wolf. Mais sa méfiance vis-à-vis de la classe politique en général l’a poussée vers le milliardaire. "Honnêtement, ça n’a pas grand chose à voir avec le 'fracking'", admet-elle.
Le nombre d'emplois en débat
Dans la bataille de plus en plus acharnée pour la Maison Blanche, Pennsylvanie et gaz de schiste ne vont pas l’un sans l’autre. Cet État, remporté par les démocrates Bill Clinton puis Barack Obama, a basculé du côté républicain en 2016. Donald Trump est arrivé devant Hillary Clinton avec 0,7 point d’écart, un résultat clé pour sa victoire au collège électoral.
Cette année, le verdict des urnes en Pennsylvanie pourrait être une fois de plus décisif. Et s’il y a une chose sur laquelle Donald Trump et Joe Biden s’accordent, c’est qu’ils ne peuvent pas remporter cet État sans soutenir le gaz de schiste. Le républicain accuse régulièrement son rival de vouloir interdire la fracturation hydraulique. Lors de son débat contre Kamala Harris, le vice-président Mike Pence a lui aussi répété cette accusation.
Pourtant, Joe Biden a été très clair : cela n’est pas dans ses intentions. Une ligne qui lui attire d’ailleurs les foudres des associations environnementales et de l’aile progressiste du Parti démocrate. Ces derniers estiment que l’exploitation incessante du pétrole et du gaz est incompatible avec un climat viable.
Bob Sabot, un élu démocrate local de la ville de North Franklin Township, dans le comté de Washington, estime que le "fracking" est devenu un "sujet dangereux" pour les démocrates, "car Donald Trump a trop politisé la question".
Le programme officiel de Joe Biden ne mentionne pas explicitement la fracturation hydraulique, mais indique que le candidat, s’il est élu, interdirait "les nouveaux permis d’exploitation de gaz et de pétrole sur les terres et les eaux publiques".
Bob Sabot soutient cette position. "Il veut s’assurer que dans le futur, on aille dans une autre direction", commente l’élu. "Car si on ne commence pas à se préoccuper des problèmes climatiques, on continuera à voir des incendies de forêts et des ouragans, et le niveau de la mer continuera de monter."
"Joe Biden considère le 'fracking' comme une transition énergétique vers le futur", continue l’élu. "Il ne veut pas voir des emplois disparaître, il ne veut pas mettre fin à l’industrie du 'fracking' et des mines de charbon."
Le nombre d’emplois créés par l’industrie du gaz de schiste en Pennsylvanie fait débat. La campagne de Donald Trump assure que l’interdiction de la fracturation hydraulique provoquerait la disparition de 609 000 emplois, citant une étude de la Chambre de commerce américaine.
Cependant, d'après les données du Bureau of Labor Statistics, France 24 a compté moins de 20 000 emplois directement liés au "fracking" en 2019 en Pennsylvanie, soit 0,3 % seulement des emplois dans tout l’État. Les défenseurs de cette industrie estiment que ce chiffre ne prend pas en compte les emplois indirects liés au gaz de schiste, des emplois difficiles à comptabiliser. (La Chambre de commerce ne fournit pas de méthodologie pour son estimation.)
Les chiffres montrent cependant clairement qu’il s’agit d’une économie en dents de scie, puisque le secteur s’est séparé de 10 000 emplois directs en deux ans seulement, lorsque les prix du pétrole et du gaz ont chuté en 2015-2016. L’industrie ne s'en est pas remise depuis.
Larry Maggi, un élu démocrate du comté de Washington, a confiance dans la reprise du secteur énergétique. "Nous sommes simplement dans un cycle baissier. Peu importe qui deviendra président, on va s’en sortir." Quant aux inquiétudes environnementales, Larry Maggi assure que le "fracking" est réalisé de manière "sûre" en Pennsylvanie. "Nous avons réussi à collaborer avec le secteur de l’énergie ici sans sacrifier notre environnement", estime-t-il.
"Des mensonges, que des mensonges"
Karen LeBlanc, la supportrice de Donald Trump, ne partage pas cet avis. "Qu’ils ne viennent pas nous dire que c’est sans danger alors que je les ai surpris à mentir un nombre incalculable de fois", affirme-t-elle au sujet de la compagnie EQT. "Nous avons vu la vidéo des émissions qui sortent d’ici. Nous avons vu les fuites d’eau (contaminée, NDLR)… Ce sont des mensonges, que des mensonges."
Lois Bower-Bjornson, elle aussi, a vu la vidéo. Elle en a même vu des tas d’autres. Cette ex-camarade de classe de Karen LeBlanc, danseuse de formation, est devenue activiste anti-"fracking" "par nécessité". Elle est désormais responsable de l'organisation environnementale Clean Air Council pour le sud-ouest de la Pennsylvanie et propose des visites de sites de "fracking" à tous ceux qui veulent bien la suivre.
La militante a collecté des témoignages de plusieurs de ses voisins victimes de l’industrie du gaz de schiste et a rapporté leurs histoires aux régulateurs locaux et nationaux. Il y a par exemple celle de Janice et Kurt Blanock, dont le fils est décédé en 2016 d’un rare cancer des os appelé sarcome d’Ewing. Il avait à peine 19 ans. Son cas, ainsi que celui de plusieurs autres patients atteints du même cancer dans la région, ont poussé les autorités à ouvrir une enquête sur les éventuels liens avec le "fracking".
Les propres enfants de Lois Bower-Bjornson ont montré des symptômes qu’elle attribue à la multitude de puits de gaz creusés tout près de sa maison, dans le joli village de Scenery Hill. "Mon troisième fils a connu les pires effets sur sa santé, car c’est le plus jeune et il a grandi avec le 'fracking'", explique-t-elle, citant des "saignements de nez sévères, parfois deux fois par jour, au point d’avoir des caillots de sang sortant de ses narines et de sa bouche".
Des études menées en Pennsylvanie et dans le Colorado ont lié des maux de tête, des saignements de nez et des syndromes respiratoires à la pollution locale créée par l’extraction du gaz de schiste.
Lois Bower-Bjornson est dégoûtée par la manière dont l’industrie opère dans son État et par sa façon d'influencer la classe politique des deux grands partis, y compris Joe Biden. Mais elle s’accorde sur un point avec les démocrates progaz locaux : "Ils n’interdiront pas le 'fracking' ici. Cela n’arrivera pas."
La militante pense elle aussi qu’un appel à interdire le "fracking" réduirait considérablement les chances de Joe Biden en Pennsylvanie. Et elle prévient les progressistes des États comme New York, qui ont banni cette pratique et qui pointent du doigt la Pennsylvanie parce qu’elle n’a pas fait de même : "Vous pouvez monter sur vos grands chevaux, et dire ce genre de trucs stupides, mais la situation à laquelle nous sommes confrontés est ce qu’elle est. Et ça n’est pas de notre faute."
L’économie plus forte que la politique ?
Ce sentiment pourrait surprendre venant de quelqu’un qui se bat contre l’industrie depuis une dizaine d’années. Mais pour Lois Bower-Bjornson, le fait que la bataille contre le "fracking" ne suive pas des lignes partisanes n’a rien d’illogique. "Les gens veulent en faire un sujet politique alors que ça n’est pas le cas. C’est un problème de droits humains. C’est même un problème pour notre espèce", lance-t-elle en référence à la menace du changement climatique. "Est-ce que vous voulez vivre ? C’est ça la question."
En Pennsylvanie, un sondage CBS/YouGov réalisé en août a conclu qu’une petite majorité – 52 % – des habitants sont opposés au "fracking", avec une part plus importante d’opposants chez les Noirs, les démocrates et les jeunes. Lois Bower-Bjornson a constaté cette division même dans le milieu rural, blanc et conservateur qu’est le comté de Washington.
Des divisions qui pourraient se creuser seulement si l’industrie continue à souffrir financièrement. Lois Bower-Bjornson assure qu’au fil du temps, elle n’a rencontré que très peu de personnes ayant vraiment profité du "fracking", qu’il s’agisse d’un emploi technique très bien rémunéré ou de généreuses compensations données à des propriétaires en échange de l’installation de puits sur leurs terres. Les autres "se sont fait beaucoup d’argent, et maintenant plus du tout à cause de la baisse des prix du gaz", observe-t-elle.
Les signaux envoyés par Wall Street sont aussi inquiétants, comme l’a montré l’auteure Bethany McLean. Les géants du pétrole Chevron et Shell sont en train de vendre ce qu'ils ont dans la région, tout comme EQT, qui a annoncé en janvier une réduction majeure de ses actifs. Et c’était avant la pandémie de Covid-19, qui a contribué à une chute libre des prix du pétrole en avril et semé l’incertitude dans le secteur.
Ce seront peut-être finalement ces forces économiques, et non pas les politiciens, qui décideront du futur du "fracking" dans cet État. La question est : si l’industrie du gaz imite celle du charbon et de l’acier en Pennsylvanie, les républicains, comme les démocrates, parviendront-ils à proposer une alternative viable ?
Cet article a été adapté de l'anglais par Yona Helaoua. Cliquez ici pour lire la version originale.