Un an après le mouvement social des "Pititas" qui a évincé Evo Morales du pouvoir, celui-ci n'a pas su se traduire politiquement pour la présidentielle de dimanche, laissant le champ libre à Luis Arce et au MAS pour un retour au pouvoir.
Il y a un an, un mouvement de contestation en Bolivie, auto-baptisé "les Pititas" (les bouts de ficelle), avait obtenu le départ du premier président indigène d'Amérique latine, Evo Morales. Dimanche 18 octobre, les Boliviens sont de retour aux urnes pour choisir un nouveau président parmi les six candidats en lice et tourner la page de cet épisode agité de son histoire politique.
Cependant, le mouvement des "Pititas", loin d'être homogène, n'a pas réussi à s'entendre sur un candidat pour les représenter dans les urnes, même si les deux principaux opposants au MAS (Mouvement vers le socialisme, le mouvement d'Evo Morales), Carlos Mesa (centre) et Luis Fernando Camacho (extrême droite) semblent avoir les faveurs des anciens protestataires.
Le mouvement des "bouts de ficelle"
Les "Pititas" regroupe les centaines de milliers de manifestants et d'activistes qui se sont mobilisés et ont paralysé la Bolivie pendant 21 jours pour évincer Evo Morales en novembre 2019. Ils se sont autobaptisés ainsi en réponse à une moquerie du président sortant.
"J’ai été surpris en voyant deux ou trois personnes tendant une petite ficelle (pitita) et entassant des petits pneus, de quel genre de grève s'agit-il ? (…) je peux faire des ateliers et organiser des séminaires pour qu’ils apprennent la manière de réaliser des manifestations", avait moqué le dirigeant socialiste et ancien leader syndicaliste, habitué des mouvement sociaux.
Les manifestants avaient alors retourné l'insulte, considérant qu'elle permettait de mettre en lumière le caractère pacifique et inédit de la contestation.
"C'est un mouvement de classes moyennes et aisées", détaille Pablo Laguna, docteur d'anthropologie et chercheur au Creda (Centre de recherche et de documentation sur les Amériques), joint par France 24. "À cette dimension de classe, il faut ajouter un élément culturel : il se compose de groupes de blancs et de métisses ayant bénéficié de la croissance de ces 15 dernières années."
"C'est un mouvement d'urbains qui est né à La Paz", complète Christine Delfour, professeure de civilisation espagnole et latino-américaine à l’université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée, interrogée par France 24.
Une crise qui dure
La crise post-électorale dure depuis le scrutin présidentiel du 20 octobre 2019. Candidat à un quatrième mandat après une modification de la Constitution pourtant refusée par référendum, Evo Morales s'était proclamé vainqueur avec 47,08 % des voix devant le centriste Carlos Mesa (36,51 %).
L'opposition crie alors à la fraude et la rue s'embrase. L'opposition et une partie de la communauté internationale demandent un second tour. Le 10 novembre, après 21 jours de confusion et de manifestations, Evo Morales démissionne, lâché par la police et l'armée. Il s'exile au Mexique puis en Argentine. Le 12, la sénatrice d'opposition Jeanine Añez se proclame présidente par intérim.
"C'est un mouvement de contestation qui s'est combiné avec une rupture de l'ordre institutionnel", note Pablo Laguna. "Sans mutinerie de la police et une partie de l'armée, les 'Pititas' n'auraient pas réussi."
Evo Morales dénonce "le coup d'État le plus astucieux et le plus odieux de l'histoire". La réalité de la fraude de la part du président socialiste reste à prouver : l'Organisation des États américains affirme disposer de preuves incontestables de celle-ci, mais une étude statistique conduite par des chercheurs indépendants conclut à l'absence de preuves tangibles.
"Les 'Pititas' sont rentrés chez eux"
Maintes fois repoussée en raison de l'instabilité politique et de la pandémie de Covid-19, l'élection présidentielle va finalement avoir lieu le 18 octobre.
"Aujourd'hui, les 'Pititas" sont rentrés chez eux et n'ont pas de rôle politique. C'est un phénomène qui est apparu spontanément et qui a disparu de la même façon. Il n’a pas débouché sur une proposition politique alternative ou mobilisatrice en soutien au gouvernement de Jeanine Añez."
Cette dernière avait pourtant bien tenté de capter l'héritage des "Pititas" en les citant comme inspiration à plusieurs reprises durant sa présidence. Elle a même baptisé son chien en l'honneur du mouvement. Candidate à la présidentielle malgré sa promesse de ne pas l'être lors de son investiture, elle a finalement jeté l'éponge en raison du manque de soutien :
Nos conocimos hace unos días fuera de San Jorge, está enfermito, pero con mucho cariño ya está recuperando. Es la alegría que me despide todos los días y me recibe siempre con una sonrisa. Les presento a Pitita, el nuevo integrante de la familia. ????❤ pic.twitter.com/UQrJLDzoXL
— Jeanine Añez Chavez (@JeanineAnez) November 29, 2019L'historien Robert Brockmann, auteur de "21 días de resistencia. La caída de Evo Morales" et auteur d'une tribune "Moi, Pitita", résumait ainsi la situation : "Le problème des 'Pititas' est qu'il y a des personnes qui veulent s'arroger leur exploit. Nous ne l'avons pas fait pour Camacho, bien que sa participation ait été décisive. Nous ne l'avons pas fait pour Mesa, même si sans lui la victoire n'aurait pas été possible. Nous ne l'avons pas fait pour Albarracín [un opposant à Evo Morales, NDLR), même si son énergie a été une inspiration constante. Et nous ne l'avons certainement pas fait pour [Jeanine] Áñez, adversaire tenace de Morales qui a juste été au bon endroit et au bon moment et a accepté le défi".
Existe-il un vote "Pititas" ?
"Ce n'était pas réellement un mouvement social. Son seul but était de provoquer le départ d'Evo Morales, d'annuler l'élection et en provoquer une nouvelle. C'était la seule chose qui agglutinait le mouvement", analyse Pablo Laguna. "Il n'y avait aucune unité totale concernant un projet économique. Une partie du mouvement est ouvertement raciste envers les populations indigènes."
Les deux spécialistes de la Bolivie joints par France 24 établissent une distinction schématique au sein même des "Pititas". La frange modérée serait notamment issue de La Paz, et la frange extrémiste de Santa Cruz, dans l'est du pays, héritière d'une longue tradition de l'extrême droite bolivienne dans la région.
"Aujourd'hui, cette contestation se retrouve notamment dans deux candidats : Carlos Mesa et Luis Fernando Camacho", qui captent chacun une de ces deux facettes des "Pititas".
"Fernando Camacho veut apparaître comme l'homme des 'Pititas'. Celui qui a provoqué la chute d'Evo Morales et est rentré avec la Bible au palais présidentiel", note Pablo Laguna.
"Carlos Mesa incarne, lui, la modération. Lors de son mandat de président, il avait promis qu'aucun sang ne devrait couler", explique Christine Delfour.
Conséquence logique : comme en 2019, les rivaux du MAS n'ont pas réussi à s'unir dans cette campagne. Et une union, même lors d'un éventuel second tour qui aurait alors lieu le 29 novembre, paraît improbable entre les deux hommes.
Un boulevard pour le renouveau du MAS
Bien qu'en exil, Evo Morales a pesé sur la campagne, adoubant son dauphin, son ancien ministre de l'Économie Luis Arce, favori des derniers sondages (33,6 %). Plus technocrate que politicien, il aspire à entrer dans la plus haute fonction grâce au capital politique de son mentor.
Durant la campagne électorale, Luis Arce n'a cessé de brandir l'étendard de la prospérité économique, rappelant que sous la présidence Morales, le PIB a été multiplié par quatre et la pauvreté réduite de 60 % à 37 %.
"Nous avons pris les bonnes décisions qui ont conduit notre pays à être en tête de plusieurs indicateurs économiques et sociaux dans la région", affirme le nouveau chef de file du MAS, un honneur qui échoyait jusqu'ici à son fondateur, Evo Morales.
"Le départ d'Evo Morales pourrait avoir été finalement une bonne nouvelle pour le MAS. Cela a permis à cette agrégation de mouvements sociaux derrière un leader charismatique de se structurer en parti. Un parti qui a tourné la page d'Evo Morales pour parler d'une deuxième transformation de la Bolivie", conclut Christine Delfour.