
Au pays des mollahs, les condamnés à la peine capitale peuvent échapper à la mort s’ils versent une indemnisation appelée "le prix du sang". De plus en plus répandu en Iran, ce pardon "rémunéré" aurait permis de sauver plusieurs centaines de condamnés en 2019. Un progrès en trompe-l’œil pour les ONG, qui accusent le régime d’instrumentaliser cette loi pour accentuer la répression politique.
Samedi 10 octobre, des campagnes sont organisées à travers le monde pour marquer la Journée mondiale contre la peine de mort. Comme chaque année, l’Iran est dans le viseur des abolitionnistes.
Avec plus de 280 exécutions en 2019, le pays des mollahs demeure le deuxième exécuteur mondial après la Chine selon le dernier rapport de l’ONG Iran Human Rights, et de l'organisation Ensemble contre la peine de mort (ECPM).
En Iran, lorsqu’une personne est condamnée pour meurtre, il revient à la famille de la victime de décider de son sort. Elle peut alors choisir entre deux options : la "qisas" (l’exécution) ou la "diyya", qui signifie "le prix du sang", une compensation financière qui permet au condamné d’échapper à la peine de mort.
Selon Iran Human Rights, plus de 350 prisonniers condamnés pour meurtre ont ainsi été pardonnés par les familles des victimes contre de l’argent en 2019. Un chiffre en forte hausse, due à la mobilisation grandissante d’une partie de la société civile contre la peine de mort.
Une aversion grandissante pour la peine de mort
Une jeune fille accusée de meurtre participe à une émission de télé-réalité. Pour échapper à la peine de mort, elle doit convaincre, en direct à la télévision, la femme de la victime de la pardonner. Les votes des téléspectateurs permettront de payer l’indemnité versée à la femme endeuillée en échange de son pardon. Cette histoire est celle de "Yalda, la nuit du pardon", un film iranien sorti en France mercredi 7 octobre. Une histoire fictive mais très proche de la réalité iranienne.
"Cette émission a réellement existé en Iran, même si nous avons exagéré certains aspects pour les besoins du film", explique le réalisateur Massoud Bakhshi, invité de l'émission "À l'affiche" sur France 24. Pour la sortie du film en Iran, il s’est associé à une ONG iranienne : "Cette association, gérée par des femmes, va voir les familles des victimes aux quatre coins de l’Iran pour obtenir le pardon et éviter ainsi les exécutions des condamnés. Avec l’argent récolté par le film, nous avons ainsi pu sauver deux personnes condamnées à mort."
Quand on habite un pays comme le mien, pas besoin d’inventer des histoires." #MassoudBakshi réalisateur de #YALDA. Thriller puissant #GPcineELLE @Pyramide @ELLEfrance @FrancoiseDELLE https://t.co/k1RzeG18bB pic.twitter.com/G1IQ7ZIDrN
— Magil (@mgilnu) October 7, 2020Pour Mahmood Amiry-Moghaddam, cofondateur de l’ONG Iran Human Rights, ce type de campagne est loin d’être une exception : "Ces dernières années, ces affaires sont de plus en plus médiatisées en Iran. Que ce soit à travers les films, la télévision ou les réseaux sociaux, un nombre croissant d’associations mais aussi de célébrités, de sportifs et d’artistes s’impliquent pour aider les familles à collecter de l’argent pour payer la diyya."
Des campagnes de dons sont régulièrement organisées, parfois dans le cadre de festivals ou d’émissions télévisées. Parmi les derniers exemples en date, le cas, rapporté par l’agence de presse iranienne Ilna, mardi 6 octobre, d’un homme qui a pu échapper à l’exécution grâce à l’aide de lutteurs de l’équipe nationale iranienne. Ces derniers ont lancé un appel sur les réseaux sociaux et ont pu récolter la somme nécessaire, notamment grâce à des dons étrangers. Après quasiment dix ans de prison, l’homme, qui avait été condamné pour un meurtre commis lors d’une bagarre de rue, a finalement pu payer l’indemnité de 10 milliards de rials (200 000 euros) demandée par la famille de la victime.
"Il y a une aversion grandissante pour la peine de mort en Iran, notamment parmi les Iraniens éduqués", estime Mahmood Amiry-Moghaddam. "Or, en Iran, il est interdit de critiquer ou militer contre la peine de mort, la diyya est le seul moyen légal d’empêcher une exécution, c’est pour cela que ces campagnes se multiplient."
Pour autant, si "le prix du sang" permet de sauver des vies en Iran, plusieurs ONG pointent les effets pervers de cette pratique qui renforce les inégalités sociales.
La diyya, un "outil de discrimination sociale"
Le prix de la diyya est réévalué chaque année par la banque centrale iranienne, en fonction de l'inflation. Le montant est ensuite annoncé par le pouvoir judiciaire. En 2020, l’indemnité minimale du "prix du sang" pour les condamnés à mort a été fixée à 3,30 milliards de rials (66 500 euros), soit l’équivalent d’environ 13 années de revenus pour un salarié moyen.
La diyya représente un apport financier énorme pour les familles endeuillées, d’autant plus aujourd’hui, alors que l’Iran traverse une grave crise économique. Mais pour les accusés, issus le plus souvent de classes défavorisées, il est presque impossible de s’acquitter de telles sommes, même en rassemblant tout l’argent de la famille.
"La diyya est avant tout un puissant outil de discrimination sociale", déplore Karim Lahidji, avocat iranien réfugié en France et président de la Ligue pour la défense des droits de l'Homme en Iran. "En théorie, les familles peuvent pardonner sans demander de compensation financière. Mais dans l’écrasante majorité des cas, les victimes demandent des sommes supérieures au minimum fixé. Une personne riche peut assassiner sa femme, payer et ne faire qu’une ou deux années de prison. Pour les plus pauvres, les négociations peuvent prendre des années et font peser un poids destructeur sur les familles, d’autant plus que les condamnés sont parfois des mineurs sans ressources."
Dans son rapport d'octobre 2020, la FIDH (Fédération internationale pour les droits humains) estime que ces négociations prolongées plongent les familles "dans un état traumatique de stress permanent". Laissés dans l’incertitude, les condamnés sont soumis "à une forme de torture" psychologique.
Enfin, en plus d’exacerber les discriminations de classe, la diyya ne s’applique pas de la même manière lorsqu’elle concerne les femmes et les minorités. Le code pénal iranien stipule qu’un homme qui surprend sa femme en situation d’adultère et la tue ne doit pas être condamné à mort ni à verser "le prix du sang" à la famille.
Selon les ONG de défense des droits humains, les meurtres visant certaines minorités ethniques ou religieuses comme les Kurdes, les Turkmènes, les Azéris, les Baloutches (minorité sunnite) ou les baha’is (minorité religieuse) échappent de manière quasi systématique à l’indemnisation de la diyya.
Une baisse des exécutions en trompe-l’œil
En théorie, il revient aux familles de gérer entre elles les négociations pour régler les affaires de meurtres. Mais dans la réalité, le régime instrumentalise "le prix du sang" à des fins politiques. L’exemple le plus probant est certainement l’exécution du lutteur Navid Afkari, en septembre 2020. Selon les autorités, l’homme accusé d’homicide volontaire sur un fonctionnaire lors des manifestations de 2018 a été exécuté à la demande de la famille de la victime. Une version démentie par l’avocat de Navid Afkari, qui affirme qu’une réunion devait se tenir le lendemain de l’exécution pour négocier le pardon. "Navid Afkari a été tué hâtivement de manière clandestine par le régime pour des raisons politiques. Ils ont ensuite mis la responsabilité sur le dos de la famille de la victime", dénonce Karim Lahidji. "La diyya, c’est l’arbre qui cache la forêt car si une partie des condamnés s’en sortent, ceux qui dérangent le pouvoir sont exécutés sans négociation possible."
Iranian wrestler Navid Afkari was executed this morning. His lawyer @hassan_younesi says the family of Hassan Torkaman, the person who was allegedly killed by Navid, had agreed to pardon him, which according to the Iranian law could lead to the reduction of the death sentence. pic.twitter.com/JlC9NFcYO1
— IranWire (@IranWireEnglish) September 12, 2020La condamnation du lutteur a suscité une énorme vague d'indignation, à l'étranger ; mais aussi en Iran, où des campagnes ont eu lieu malgré le danger.
"Le régime a besoin de la peine de mort ; c'est un aspect crucial pour maintenir son emprise sur le peuple", estime Karim Lahidji. "En même temps le pouvoir ne peut ignorer la contestation vis-à-vis de ces exécutions injustes dans le pays et joue un jeu dangereux".
Une situation d’autant plus compliquée que le régime doit aussi composer avec la pression grandissante exercée par la diaspora iranienne et les organisations internationales. "Alors qu’il existait des haines et des rivalités entre les premières générations de réfugiés iraniens, la jeune diaspora est très soudée et impliquée dans le combat pour les droits humains en Iran", estime Raphaël Chenuil-Hazan, directeur général de l’ONG Ensemble contre la peine de mort (ECPM). "Cette implication est absolument cruciale et pèse sur le régime."
Mais, alors que les exécutions judiciaires ont plutôt tendance à diminuer en Iran au profit de la diyya, la répression féroce exercée lors des dernières manifestations inquiète les ONG.
"Ces manifestations rassemblaient un éventail large de revendications, elles étaient avant tout économiques et n'étaient pas limitées à la capitale. Le régime a ordonné de frapper fort, et vite, avec des milices qui tirent à vue. C'est une démonstration de force extrême et en même temps un aveu de faiblesse terrible pour le régime", déplore Raphaël Chenuil-Hazan.
Selon un décompte obtenu par Reuters auprès de sources gouvernementales iraniennes, 1 500 personnes auraient perdu la vie en une dizaine de jours lors des manifestations de fin 2019-début 2020 provoquées par la hausse du prix de l’essence. Cette répression serait la plus sanglante dans le pays depuis la révolution islamique de 1979. Des exécutions sommaires, selon les organisations de défense des droits humains, commises à l’abri des regards, qui échappent aux statistiques officielles, sans cadre juridique ni diyya.