Il y a dix ans, la Chine achevait la mise en service du plus grand, du plus cher, du plus puissant et du plus controversé barrage au monde : le barrage des Trois Gorges. Les chiffres donnent le tournis : 185 mètres de haut, plus de 2 km de long, 27 millions de mètres cubes de béton coulés dans un édifice qui aura coûté la somme record de 23 milliards d’euros... Mais ce chantier de la démesure a provoqué une série de catastrophes environnementales et humaines. Reportage dans la vallée du Yangtsé de notre correspondant Antoine Védeilhé.
Lorsqu'ils lancent les travaux du barrage des Trois Gorges en 1994, les cadres du Parti communiste concrétisent le rêve de Sun Yat-Sen, le père de la révolution chinoise, qui avait imaginé un tel chantier dès 1919. Plus de 70 ans plus tard, le projet est enfin acté et les objectifs sont nombreux : d'abord, améliorer les transports maritimes sur le fleuve Yangtsé dans le centre de la Chine, moins développée économiquement que la côte Est du pays. Ensuite, les autorités espèrent profiter du barrage pour lutter contre les crues du "Fleuve Bleu", souvent meurtrières et coûteuses. Enfin, et surtout, Pékin veut produire en grande quantité de l'énergie hydroélectrique pour amorcer le virage vers une Chine plus verte, moins dépendante des centrales à charbon.
Sur ce dernier point, le pari est réussi : depuis 2014, la centrale du barrage produit la plus importante quantité d'hydroélectricité au monde et permettrait, d'après les données officielles, d'alimenter en électricité plus de 40 millions de foyers par an.
Glissements de terrain et vallées englouties par les eaux
Mais ce barrage de la démesure est aussi celui de la discorde. D'ailleurs, lorsqu'en 1992, l'Assemblée nationale populaire est appelée à voter pour valider la construction du barrage, 177 députés s'opposent au projet et 664 s'abstiennent. Seulement deux tiers des membres se prononcent en faveur de la construction. Pour le Parti, c'est un camouflet.
Car le chantier pharaonique est aussi porteur de nombreuses polémiques. Avec l'édification du barrage, des villages, des sites historiques, des vallées toutes entières sont engloutis par les eaux. Au total 1,4 million de personnes sont contraintes d'abandonner leur maison et leurs terres pour être relogées dans des villes, parfois dans des provinces voisines.
À ces déplacés s'ajoutent des menaces sur l'environnement. À l'époque, déjà, de nombreux experts mettent en garde : l'impact écologique du barrage serait catastrophique pour la région. Biodiversité en danger, écosystème menacé et catastrophes naturelles favorisées… Tous les voyants sont au rouge.
Ceux qui tiraient la sonnette d'alarme il y a 10 ans avaient vu juste. Aujourd'hui dans le bassin du Yangtsé, certaines espèces animales ont disparu. En amont, des forêts entières ont été avalées par les eaux et en aval, certaines rivières et certains lacs ont vu leur niveau d'eau baisser drastiquement. Pire, les glissements de terrain auraient augmenté de 70 % depuis la mise en place du barrage et la pollution des eaux est à un niveau jamais atteint auparavant. Face aux dangers et aux défis que pose cette modification du paysage, des centaines de milliers de personnes ont à nouveau été déplacées.
Nous sommes retournés dans la vallée du Yangtsé, où l'ampleur du préjudice du barrage des Trois Gorges n'a d'égal que le barrage lui-même.