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La chancelière allemande Angela Merkel est pressée de toutes parts de montrer qu'elle peut faire preuve de fermeté face au président russe Vladimir Poutine, dans l'affaire de l'empoisonnement d'Alexeï Navalny. Mais trouver la bonne réponse diplomatico-économique est délicat pour Berlin.

Tous les regards sont tournés vers Angela Merkel. La chancelière allemande subit une pression grandissante pour passer aux actes face à Moscou dans l'affaire de l'empoisonnement de l'opposant russe Alexeï Navalny. "Il est temps de faire mal à l'homme du Kremlin", affirme sans détour l'hebdomadaire Der Spiegel, dans un éditorial publié jeudi 4 septembre.

La cheffe du gouvernement a déjà fait une entorse remarquée à son style traditionnel. Connue outre-Rhin pour ses tergiversations politiques, elle a fait preuve d'une fermeté peu coutumière dans sa condamnation de la tentative d'assassinat d'Alexeï Navalny. "Seul le gouvernement russe peut et doit répondre à certaines questions très graves qui se posent dans cette affaire", a-t-elle affirmé mercredi, avant d'ajouter : "En fonction de ces réponses nous déciderons ensemble [avec l'Union européenne, NDLR] d'une réaction appropriée".

Poison diplomatique pour Berlin

Ce faisant, Angela Merkel s'est condamnée à aller plus loin, jugent les observateurs politiques et les experts des relations germano-russes. L'Allemagne avait déjà "accepté de jouer les premiers rôles dans cette affaire en prenant la décision de faire venir Alexeï Navalny et de le soigner à l'hôpital de la Charité de Berlin", note le commentateur politique Michael Strempel sur la chaîne publique ARD. Mais en qualifiant officiellement l'empoisonnement de "crime" qui nécessite des réponses de Moscou, la chancelière a fait monter les enchères. "Dans une démocratie, lancer une accusation d'attentat contre une personne n'est pas une broutille", souligne la Süddeutsche Zeitung.

Le Novichok administré à Alexeï Navalny se révèle ainsi être un poison diplomatique pour Berlin. L'affaire pousse, en effet, le gouvernement à abandonner sa prudence traditionnelle dans ses relations avec Moscou. "Le gouvernement ne s'est jamais montré très entreprenant par le passé. Il a peu réagi après le meurtre [d'un militant tchétchène en 2019, NDLR] près du zoo de Berlin, après la cyberattaque contre le Parlement en 2015 ou encore après les différentes campagnes de désinformation visant des personnalités publiques allemandes", rappelle Stefan Meister, spécialiste des relations germano-russe au Conseil allemand des relations étrangères, interrogé par la chaîne d'informations N-TV. 

Cette retenue s'explique, en partie, par la conviction des autorités allemandes qu'une politique de la confrontation avec Moscou est contreproductive, note Der Spiegel. Elles estiment que "la Russie est essentielle pour trouver des solutions à un grand nombre de conflits et qu'une trop grande fermeté à son égard ne fera que pousser un peu plus le pays dans les bras de la Chine et de sa vision du monde", estime le magazine. 

Comment faire "mal à l'homme du Kremlin" ?

Cette fois-ci, le temps des subtilités géopolitiques serait révolu. Et l'appel d'Angela Merkel à une réponse coordonnée avec les autres pays européens ne peut fonctionner que si Berlin donne l'exemple. Il faut, en effet, un leadership déterminé car "le précédent de l'empoisonnement au Novichok de l'ex-agent double russe Sergeï Skripal à Londres [en 2018] a démontré le manque d'unité de l'Europe face à la Russie", rappelle la Süddeutsche Zeitung. Au final, l'UE s'était contentée de renvoyer quelques diplomates en Russie, ce qui n'avait pas dû remplir Vladimir Poutine d'effroi.

Mais la question est comment "faire mal à l'homme du Kremlin", pour reprendre l'expression du Spiegel. Pour Moscou, "tout est une question de rapport coûts/bénéfices", affirme à la Süddeutsche Zeitung Sarah Pagung, spécialiste de la politique russe au Conseil allemand des relations étrangères. Il faut une réaction qui soit à la hauteur de l'avantage que Vladimir Poutine aurait retiré de la disparition d'un opposant du calibre d'Alexeï Navalny. 

À cet égard, l'arsenal traditionnel de sanctions consistant à geler les comptes d'oligarques proches du pouvoir et à restreindre leurs déplacements ne serait pas suffisant, estime cette experte. Elle juge plus utile de frapper Moscou au portefeuille par le biais d'interdiction pour les banques allemandes de traiter certaines transactions financières russes. "On peut aussi faire davantage en matière de lutte contre la corruption qui bénéficie au régime russe, car on sait que de l'argent est blanchi dans des banques allemandes et qu'il sert à acheter de l'immobilier en Allemagne", note Stefan Meister.

L'option atomique : Nord Stream 2

Angela Merkel dispose, cependant, d'une arme bien plus redoutable : interrompre la construction de Nord Stream 2, le gigantesque et très controversé gazoduc russo-germanique. Ce chantier de 10 milliards d'euros est presque achevé et si Berlin décidait d'y mettre un terme, ce serait un coup très dur pour le géant russe Gazprom, qui l'a en grande partie financé. Ce serait aussi un revers majeur pour Moscou, qui espère consolider sa place de premier  fournisseur de gaz à l'Europe (41 % du gaz importé en Europe provient déjà de la Russie) grâce à Nord Stream 2.

"Si on laisse ce chantier continuer après l'empoisonnement d'Alexeï Navalny, ce serait le signe ultime pour Vladimir Poutine que nous sommes incapables de faire preuve de fermeté", a prévenu Norbert Röttgen, président de la commission aux Affaires étrangères du Bundestag et opposant historique au sein de la CDU (le parti conservateur d'Angela Merkel) au projet Nord Stream 2.

Mais Angela Merkel s'est montrée très attachée à ce projet. Peu après l'arrivée d'Alexeï Navalny en Allemagne, le 22 août, elle avait fait savoir qu'elle ne comptait pas remettre ce chantier en question à cause de cette affaire.

La pression politique qu'elle subit a-t-elle pu la faire changer d'avis ? "Je ne pense pas qu'elle soit encore prête à abandonner Nord Stream 2", juge Sarah Pagung. La raison principale tient aux intérêts économiques des entreprises allemandes qui y participent. Gazprom n'est pas seul à avoir investi dans le gazoduc et l'arrêter ferait perdre des centaines de millions d'euros aux partenaires allemands du chantier.

La chancelière a aussi beaucoup à perdre politiquement si elle lâchait Nord Stream 2. Depuis le départ, en 2015, elle défend ce gazoduc bec et ongles, et presque seule contre la quasi-totalité des partenaires européens de l'Allemagne et les États-Unis. Tous considèrent ce projet économiquement inutile et faisant le jeu géopolitique de Moscou. Washington a même pris des sanctions contre les entreprises qui participent à ce chantier, en décembre 2019, ce qui avait profondément irrité Berlin. Après avoir tenu tête si longtemps à tout le monde, elle risque d'avoir du mal à l'abandonner, juge le magazine Focus.

Mais avec cette possibilité en poche de porter un vrai coup dur à Moscou, toute autre décision d'Angela Merkel serait jugée insatisfaisante. Le dilemme de la chancelière est donc entre deux maux : prendre des sanctions qui risquent de n'impressionner personne, ou sacrifier un chantier dans lequel elle s'est tant investie politiquement.