En pleine crise sanitaire, Pékin a décidé de ne pas se fixer d’objectif de croissance pour 2020. L’incertitude économique engendrée par la pandémie de Covid-19 est en cause, mais c’est aussi le signal que la Chine est prête à ne plus jouer le rôle de moteur de l’économie mondiale.
Visibilité zéro. À l’ouverture de la session 2020 de l’Assemblée nationale chinoise, vendredi 22 mai, le Premier ministre Li Keqiang a annoncé qu’il n’y aurait pas de projection de croissance pour cette année. De mémoire de statisticien chinois, ce n’était jamais arrivé. Depuis 1990, Pékin a toujours mis un point d’honneur à fournir une prévision de hausse de son PIB que le pays réussissait systématiquement à dépasser.
Mais le Covid-19 a changé la donne. Citant l’incertitude liée à l’issue de la crise sanitaire, et une "période économique imprévisible", le numéro 2 du régime a sacrifié les sacro-saintes prévisions de croissance, soulignant que la priorité devait être donnée "au maintien de l’emploi, à la lutte contre la pauvreté et à la préservation du niveau de vie" des Chinois.
Le signe d’un changement d’attitude majeure
En cela, la Chine marche dans les traces de bon nombre de pays qui ne savent pas non plus dans quelles eaux économiquement troubles ils vont devoir naviguer dans un proche avenir. Tous, ou presque, ont aussi opté pour mettre l’accent sur l’aide financière aux populations affectées par les conséquences économiques de la pandémie.
Mais cette absence de projection de croissance n’en demeure pas moins "très surprenante pour un pays comme la Chine", assure Jean-François Dufour, directeur du cabinet de conseil DCA Chine Analyse, contacté par France 24. D’abord, politiquement, le pouvoir s’est attaché à montrer depuis le début de la crise sanitaire qu’il contrôlait la situation à grand coup de mesures sanitaires chocs et d’aides à l’économie. Cette fois-ci, il concède ne pas maîtriser la suite des événements. Une humilité qui cadre mal avec l’image de régime fort que le président Xi Jinping cherche à projeter.
Ensuite, et peut-être surtout, la communauté internationale se retrouve, pour la première fois, privée de sa drogue économique favorite. L’annonce annuelle des prévisions chinoises de croissance bien au-dessus des moyennes internationales et la capacité de Pékin de tenir ses engagements ont servi à faire de la Chine le moteur incontesté de l’économie mondiale depuis plus d’une décennie.
La décision de Pékin de ne pas annoncer, cette année, la couleur de sa croissance est un geste politique fort qui "revient à dire aux autres pays qu’il ne faut pas compter sur la Chine cette fois-ci pour apporter la solution à la récession", analyse Jean-François Dufour. Pour lui, c’est un changement d’attitude majeur de la Chine qui indique au reste du monde qu'elle fera passer les intérêts de l’économie mondiale après l’urgence de régler ses problèmes internes.
Appel à la mobilisation générale
Cette non-annonce des prévisions annuelles est aussi un "acte défensif dans un environnement international de plus en plus hostile pour la Chine", note Jean-François Dufour. Les objectifs affichés de croissance ont "toujours été interprétés comme une marque d’arrogance, la preuve qu’elle savait être la principale bénéficiaire de l’économie globalisée", souligne ce spécialiste de la Chine. Alors que le président américain Donald Trump saute sur la moindre occasion pour faire de Pékin le méchant de l’histoire, et que plusieurs pays critiquent son manque de transparence en début d’épidémie de Covid-19, le régime ne veut pas offrir un autre angle d’attaque à ses détracteurs. Après tout, le FMI prévoit toujours un PIB chinois en hausse pour 2020. Certes, cette croissance ne serait que de 1,6 %, mais c’est toujours mieux que pour la plupart des pays industrialisés.
La décision chinoise de passer sous silence ses objectifs de croissance n’est cependant pas qu’un avertissement à la communauté internationale. C’est aussi "un appel à la mobilisation générale des acteurs économiques nationaux", assure Jean-François Dufour. Le pouvoir central a, par le passé, fait le nécessaire pour atteindre ses prévisions de croissance, quitte à compenser les investissements hasardeux des autorités régionales ou des grandes entreprises publiques. En ne disant rien, Pékin fait comprendre à tous que "chacun va devoir donner son maximum car les autorités centrales ne sont, cette fois-ci, pas tenues par des objectifs qui les obligeraient à pallier les manquements de certains", résume l’économiste français.
Mais il ne faut pas non plus que les entreprises ou pouvoirs régionaux commencent à dépenser sans compter. Pékin n’a pas encore fini de payer l’addition de la débauche de 2008, lorsque les banques ont accordé des prêts à tour de bras pour relancer l’économie, ce qui a eu pour effet de faire exploser le surendettement des entreprises.
Dépenser moins
Pour éviter cet écueil, le régime chinois a fait un choix qui a surpris les observateurs. Lors de son discours devant les 3 000 députés de l’Assemblée nationale, le Premier ministre Li Keqiang a détaillé un plan de soutien à l’économie qui a semblé très modeste par rapport à l’enjeu de la crise. Pékin ne compte en effet allouer au soutien de son économie qu’un peu plus de 2 % de son PIB, ce qui est bien en deçà de l’effort d’autres grandes puissances. Pour comparaison, les États-Unis et la France vont respectivement dépenser près de 10 % et environ 5 % de leur PIB pour relancer l’activité.
En réalité, le pouvoir central ne veut pas que les acteurs économiques croient que tout est permis. Si les banques ont autant prêté en 2008, c’est parce que le gouvernement avait décidé de ne pas lésiner sur les moyens pour relancer l’économie. Tout le monde était alors convaincu que, quel que soit le montant des dettes contractées, le pouvoir central serait toujours là pour venir au secours des entreprises incapables de rembourser. "Cette fois-ci, les autorités ne veulent pas encourager une nouvelle vague de surendettement", résume Jean-François Dufour.
La décision chinoise de ne pas faire de prévision de croissance pour 2020 est donc loin d’être un point de détail du discours de Li Keqiang devant l’Assemblée nationale. En creux, elle indique, d’un côté, que le pouvoir va se montrer moins généreux qu’en 2008 pour soutenir son économie et, de l’autre, que la Chine est prête à ne plus jouer son rôle traditionnel de moteur de l’économie mondiale. "C’est une mauvaise nouvelle car il ne reste plus grand monde pour tenir ce rôle", note Jean-François Dufour. Difficile, en effet, d’imaginer le président américain Donald Trump troquer ses habits de protectionniste en chef pour celui de champion de la mondialisation heureuse capable de sortir le monde du marasme économique actuel.