
La publication du "Consentement" de Vanessa Spingora a rouvert des plaies encore béantes pour les autrices françaises de bandes dessinées. Elles dénoncent depuis plus de deux ans des cas de harcèlement sexuel et moral dans leur milieu professionnel.
Il y a ce PDG d'une maison d'édition plus inspiré par la "fraîcheur" de son illustratrice que par son travail. Ce dessinateur qui renverse sa consœur sur une piste de danse, lors d'un soir de festival, la maintenant au sol de force en "imitant une levrette pendant plus d'une minute". Il y a encore ces mains aux fesses, ces caresses sur les cuisses en plein rendez-vous professionnel, ces remarques au mieux paternalistes, au pire insultantes, ces propositions indécentes, ces procès en illégitimité ou encore ces questions juste "pour rigoler" : "T'as sucé qui pour être publiée ?"
Ces témoignages ne sont pas nouveaux. En 2015, le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme s'était formé pour dénoncer le sexisme ordinaire dans leur milieu. Puis, en 2017, 250 autrices avait créé la page "Paye ta bulle", en écho à #PayeTaShnek, pour dénoncer, nommément ou non, le sexisme, mais aussi les violences et le harcèlement. Près de 70 autrices y avaient témoigné, à visage découvert ou anonymement, sans faire grand bruit en dehors du landerneau de la BD française.
Au festival d'Angoulême, "des faits isolés mais graves"
Cette année, la publication du "Consentement" de Vanessa Spingora – un roman autobiographique dans lequel l'autrice raconte sa relation sous emprise, à 14 ans, avec l'écrivain Gabriel Matzneff – ainsi que la publication le 6 février d'une tribune sur FranceInfo dénonçant le harcèlement dans le monde de la littérature et de l'édition, ont ravivé des plaies laissées béantes chez les autrices de BD.
"On a été précurseurs de #MeToo", explique à France 24 Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, scénariste et cofondatrice du Collectif. "Depuis, les choses se sont améliorées, ne serait-ce qu'au niveau de la libération de la parole", poursuit-elle, "mais la question du harcèlement reste clairement un problème. Je ne connais pas une autrice qui n'ait pas une histoire de ce type à raconter."
Ce ne sont pas ses consœurs qui la contrediront. Après plusieurs entretiens téléphoniques avec différentes autrices de BD, le constat est partagé : depuis 2017, les auteurs et éditeurs sont plus sensibilisés à la question du harcèlement moral et sexuel des femmes, mais les faits perdurent. "J'avais 20 ans pour mon premier Angoulême. À cet âge, on a l'impression d'être comme un agneau. On doit souffrir des commentaires désobligeants sur ses seins ou faire semblant de trouver ça 'marrant' de se faire tripoter par un vieux", témoigne Mirion Malle, autrice de 27 ans. "Aujourd'hui, rien n'a changé, ce sont toujours les mêmes noms qui tournent, on sait très bien qui sont les prédateurs, mais ils sont toujours là", poursuit la jeune femme.
"Il y a encore un long chemin à faire. Lors du dernier FIBD [festival d'Angoulême, du 30 janvier au 2 février, NDLR], on nous a fait remonter des faits isolés mais graves", confirme Christelle Pécout, dessinatrice et vice-présidente du groupement BD de la Syndicat national des auteurs et compositeurs (Snac-BD).
Harcèlement moral : "Ça m'a démolie psychologiquement et professionnellement"
Dans ce petit milieu professionnel, les révélations de 2017 avaient été un "cataclysme" interne. "'Paye ta bulle' a permis de fracasser les a priori des auteurs qui pensaient évoluer dans un milieu épargné par le sexisme, beaucoup sont tombés des nues", se souvient Gally. Cette autrice et illustratrice avait elle-même témoigné à visage découvert sur cette page, un soulagement après des années de harcèlement moral imposé par ses pairs masculins.
"Quand j'ai reçu le prix du public à Angoulême en 2009 pour 'Mon gras et moi', ç'a été un déferlement de haine : j'étais une jeune femme, blogueuse BD (comprendre 'sous-autrice')", explique-t-elle à France 24.
"Les artistes ont souvent le syndrome de l'imposteur, quand on est une femme dans la BD, on subit deux fois plus cette pression. Il y a toujours un homme qui vient vous dire que vous n'êtes pas à votre place. Ce harcèlement moral m'a démolie psychologiquement et professionnellement", poursuit-elle.
Une violence psychologique qu'elle n'est pas la seule à relater. L'illustratrice Emma, forte d'une communauté de plus de 350 000 followers sur Facebook depuis sa publication engagée sur la charge mentale, nous confie sa méfiance vis-à-vis d'un milieu dont une partie peut s'avérer "extrêmement violent". Ses dessins féministes, postés en ligne, lui ont valu des charges d'une rare violence de la part de certains de ses pairs, allant jusqu'à la menace physique et l'appel à la haine.
"On me dit souvent que je ne sais pas dessiner, on vient m'explique mon travail sous prétexte que je suis une femme et je sens que mes positions féministes dérangent", témoigne la jeune femme, qui admet éviter Angoulême car elle s'y sentirait en "milieu trop hostile". "Ces démarches émanent d'une volonté de briser les femmes mais moi je suis autonome, je gagne ma vie donc ça me protège", explique l'autrice militante qui poursuit en parallèle son activité d'ingénieur.
Plus grande précarité, plus grande sororité
Une plus grande précarité des femmes dans le monde de la BD les rend en effet plus vulnérables. Selon les chiffres des états généraux de la BD publiés en 2016, "dans le secteur de la bande dessinée, 67 % des autrices ont un revenu inférieur au smic annuel brut et 50 % d'entre elles perçoivent des revenus qui les placent en-dessous du seuil de pauvreté, ce taux étant de 36 % pour les hommes". Le rapport pointe l'érosion du revenu des auteurs et plus particulièrement "des jeunes et des femmes".
"Notre métier est très précaire, très fragile et encore plus pour les femmes. Nos contrats sont liés aux réseaux. Chacune compte ce qu'elle a à perdre et à gagner", estime Marie Gloris Bardiaux-Vaïente. D'où la difficulté, pour des jeunes autrices, à témoigner à visage découvert – c'est surtout la "génération bien installée", comme elles le disent elles-mêmes, qui a accepté de parler à France 24.
Porter plainte est d'autant plus inconcevable. "C'est totalement exclu. Les victimes ont peur d'être identifié avec un simple témoignage", assure Valérie Mangin, scénariste et co-auteur du rapport des États généraux. "Notre société actuelle ne protège pas assez celles qui témoignent de leurs agressions", renchérit la vice-présidente du Snac-BD, Christelle Pécout
Aujourd'hui, c'est entre elles que ces femmes se protègent. Les révélations de 2017 ont eu le mérite de créer un réseau de solidarité entre autrices. "Depuis 2017, pas grand-chose n'a changé, si ce n'est qu'il y a une attention particulière aux jeunes autrices. On prend soin de ne pas les laisser trop isolées car elles sont des proies plus faciles", poursuit Valérie Mangin. Et Mirion Malle de conclure : "Les hommes bénéficient d'une forme d'impunité. Face à ça, notre arme, c'est la sororité". Oui, la route est encore longue.