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Après la Thuringe, l'extrême droite ébranle le jeu démocratique en Allemagne

L’élection du candidat libéral au poste de ministre-président du Land de Thuringe grâce aux voix de l’extrême droite a provoqué une onde de choc politique en Allemagne. C’est la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’une formation d’extrême droite joue au faiseur de roi.

Après l’orage, la tempête. L’élection en Allemagne de Thomas Kemmerich à la tête du Land de Thuringe avec les voix du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), mercredi 5 février, n’en finit pas de faire des remous.

Rien n'y fait : l'annonce de la démission du nouveau ministre-président, issu des rangs du parti libéral FDP, n'a pas calmé le jeu. Et les efforts des responsables politiques de tout bord qui ont dénoncé cette compromission politique sans précédent avec un mouvement xénophobe n'ont pas suffi non plus à faire passer la pillule.

Un malencontreux accident de parcours électoral ?

L’émoi peut se comprendre. C’est la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’une formation d’extrême droite joue au faiseur de roi à l’occasion d’une élection. Le fait que l’incident se soit produit précisément en Thuringe renforce le scandale. D’abord symboliquement, car c’est dans ce Land qu’en 1930, le jeune parti nazi réussissait pour la première fois à se rendre indispensable pour assurer la victoire du candidat conservateur de l’époque. Mais aussi parce que, 90 ans plus tard, le leader de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, est considéré comme l’un des dirigeants politiques les plus dangereux du moment en Allemagne. Un tribunal a même reconnu que l’énergumène pouvait être qualifié de fasciste en toute impunité.

"Den größten Erfolg erzielten wir in Thüringen. Dort sind wir heute wirklich die ausschlaggebende Partei.[...] Die Parteien in Thüringen, die bisher die Regierung bildeten, vermögen ohne unsere Mitwirkung keine Majorität aufzubringen."

A. HitIer, 02.02.1930 pic.twitter.com/icDXFSKzC7

— Bodo Ramelow (@bodoramelow) February 5, 2020

En se distançant de cette élection et en poussant Thomas Kemmerich à la démission, les responsables nationaux du FDP et de la CDU (dont les représentants locaux ont également voté pour Thomas Kemmerich) espéraient, cependant, avoir dressé un cordon sanitaire qui permettrait de contenir l’onde de choc. Après tout, le candidat du FDP n’avait pas sollicité le soutien de l’AfD et n’a jamais laissé entendre qu’il accepterait de partager le pouvoir en Thuringe avec l’extrême droite. Un tragique et malencontreux accident de parcours électoral ?

“Il est impossible que Thomas Kemmerich et la CDU puissent être naïfs à ce point. En se présentant, le candidat du FDP savait forcément que pour l’emporter il aurait besoin des voix de l’AfD”, souligne Hans Vorländer, politologue à l’université de Dresde, contacté par France 24. C’est le fait d’avoir tacitement laissé le mouvement d’extrême droite décider de l’issue de l’élection du ministre-président de Thuringe qui fait la différence et risque de laisser une empreinte durable sur le paysage politique allemand. À la fois au niveau local et national.

“Désastre pour les partis traditionnels”

En Thuringe, après le choc, c’est le chaos. Ni le FDP, ni la CDU ne veulent de nouvelles élections car “ils savent que l’AfD en profiterait”, note Hans Vorländer. À gauche, Die Linke - le parti du ministre-président sortant Bodo Ramelow -, les Verts et le SPD estiment qu’ils pourraient améliorer leur score, mais craignent tout autant la poussée des populistes. En clair, la même assemblée régionale, où aucun parti ne peut prétendre à une majorité, va probablement devoir trouver un nouveau leader du Land… sans laisser à l’AfD la chance de briller une deuxième fois.

Le scandale éclabousse tout autant les formations au niveau national. “C’est un désastre pour les partis démocratiques traditionnels comme la CDU et le FDP”, affirme Hans Vorländer. Critiqué pour avoir mal anticipé la situation, Christian Lindner, le patron du FDP, a décidé de demander à ses troupes de lui renouveler leur confiance pour essayer de reprendre la main. Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente de la CDU, a toutes les peines du monde à imposer ses vues - organiser de nouvelles élections - aux responsables locaux de son parti en Thuringe.

Pour le parti de la chancelière, ce faux pas démocratique souligne aussi qu’un fossé se creuse de plus en plus entre la CDU de l’ouest de l’Allemagne et celle de l’est. À l’ouest, un accord électoral avec l’AfD reste inconcevable, tandis que dans les Länders de l’ex-RDA, les conservateurs de la CDU “discutent déjà de cette possibilité”, rappelle Hans Vorländer. Mais l’hypothèse n’était jusqu’à présent que théorique grâce aux responsables locaux du parti qui réussissaient à imposer les directives nationales à leurs troupes. Maintenant que le barrage à rompu une première fois, “la CDU fait face à un risque de rupture en son sein”, estime le politologue allemand.

Parallèle avec le crépuscule de Weimar

Plus généralement, l’échec de ces formations “à empêcher ce qui s’est passé en Thuringe alors qu’elles ont toujours répété qu’il n’y aurait jamais de compromission avec l’AfD va entraîner une perte de crédibilité à la fois pour ces partis mais aussi pour le parlementarisme”, souligne Hans Vorländer.

Le risque est que ceux qui ne feront plus confiance à la CDU, au FDP ou même au système dans son ensemble viennent grossir les rangs électoraux de l’AfD. Pour le parti populiste, cette affaire est une aubaine : “Il sera le principal bénéficiaire de la crise de confiance dans les formations traditionnelles, et il a prouvé qu’il avait le poids politique nécessaire pour jouer au faiseur de roi”, résume l’expert allemand.

Qu’une élection régionale puisse à ce point secouer l’Allemagne dénote aussi de la fébrilité du climat politique actuel. C’est pourquoi le parallèle avec 1930 résonne autant actuellement outre-Rhin : il y a, d’un côté, la montée en puissance du parti nazi qui fait penser à l’influence grandissante de l’AfD, mais aussi le crépuscule de la république de Weimar qui, pour certains, rappelle les dysfonctionnements du système politique actuel. “Il est vrai que la perte de confiance dans le régime et les coalitions instables sont des éléments commun à la fin de la république de Weimar et à notre époque”, reconnaît Hans Vorländer.

Mais pour lui, la comparaison s'arrête là. “La république de Weimar était une démocratie sans démocrate, ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui”, affirme-t-il. Il rappelle que s’il y a aujourd’hui environ 25 % des électeurs qui votent pour l’AfD dans les Länder de l’est, cela signifie que 75 % de la population rejette cette idéologie.