Le licenciement, lundi, de quatre salariés de Google illustre la manière brutale dont les dirigeants de la Silicon Valley font preuve face à la montée des revendications d’une partie des employés. Quitte à faire appel à des professionnels de l’anti-syndicalisme.
C’est un conflit social d’un nouveau genre pour la Silicon Valley. Le licenciement par Google de quatre de ses employés, lundi 25 novembre, a suscité un véritable émoi dans le petit monde de la tech californienne et a remis en question la mythique culture de la transparence qui avait fait sa réputation.
Tout d’abord, les causes et les conditions du renvoi des salariés ont du mal à passer. Officiellement, Google les a accusés de “violations répétées” des procédures de sécurité pour avoir accédé à des documents internes sensibles. Mais une partie des “googlers” soupçonnent leur direction d’avoir voulu se débarrasser de personnes ayant eu l’outrecuidance de critiquer trop ouvertement la politique du groupe. L’une des licenciées était à l’origine d’un mouvement de protestation interne contre la collaboration entre Google et les services de l’immigration à la frontière avec le Mexique, tandis qu’un autre avait appelé YouTube (propriété de Google) à se montrer plus sévère quant aux vidéos homophobes.
I was just informed by @Google that I am being terminated.
— Rebecca Rivers (@Tri_Becca90) November 25, 2019Google accusé de mener une chasse au militantisme
Ces évictions ont aussi été perçues comme un signal, envoyé à tous les salariés qui seraient tentés par le militantisme. Depuis plus d’un an, Google vit au rythme de manifestations et de pétitions pour réclamer l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, afin d'obtenir que les plaintes pour harcèlement sexuel soient davantage prises en compte, ou encore pour forcer Google à abandonner le développement d’un moteur de recherche compatible avec la censure chinoise.
Dans une lettre ouverte publiée sur le site Medium mardi 26 novembre, un groupe de salariés de Google a étalé au grand jour ses griefs à l’encontre d’une direction accusée de mener une chasse au militantisme ans précédent. Symbole de ce durcissement du climat social : le recours à IRI, une société extérieure spécialisée dans la lutte contre le syndicalisme.
Ces consultants, juristes ou “psychologues d’entreprises” “font depuis les années 1950 partie de l’arsenal des employeurs aux États-Unis pour tuer dans l’œuf toute tentative de la part des salariés de créer un syndicat ou de s’organiser pour mieux faire entendre leurs revendications”, explique John Logan, historien à l’université de Californie et spécialiste de l’anti-syndicalisme américain, contacté par France 24.
Le marché de la lutte contre le syndicalisme est florissant aux États-Unis, et il pèse plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires par an. Méconnues en Europe - où la culture anti-syndicale est moins forte -, les structures similaires à IRI peuvent employer des milliers de salariés, mener des campagnes sur plusieurs mois, facturées plusieurs millions de dollars. “Elles sont en grande partie responsables du déclin du syndicalisme aux États-Unis ces dernières années”, écrit John Logan dans son étude sur l’histoire de l’anti-syndicalisme américain.
Facebook, Salesforce, Kickstarter
Les méthodes utilisées ces derniers mois par Google semblent directement inspirées des pratiques traditionnelles de ces “casseurs de grèves” modernes. La décision prise début novembre par Sundar Pichai, PDG du groupe, de se passer des réunions hebdomadaires où les salariés étaient invités à faire état de leurs doléances, au profit de rendez-vous mensuels beaucoup plus encadrés semblent rentrer dans cette logique.
Si le recours à IRI par Google a choqué, c’est que la Silicon Valley semblait épargnée par le travail de sape de ces consultants anti-syndicats. La mecque de la high-tech “a toujours été considérée comme un écosystème à part où régnait un certain consensus entre employeurs et employés sur l’inutilité des syndicats”, rappelle Alan Hyde, spécialiste du droit du travail à la Rutgers Law School du New Jersey. Cet expert a d'ailleurs mené des entretiens extensifs avec des salariés de la Silicon Valley ces dernières années.
“La Silicon Valley est baignée de culture libertarienne, et les employés se considèrent comme des travailleurs indépendants qui n’ont pas besoin de syndicats pour les représenter”, confirme John Logan. Les grands groupes, comme Apple, Facebook ou Google ont, en outre, “été les pionniers pour l’adoption de systèmes de communication interne permettant la remontée des griefs afin de pouvoir régler les problèmes en interne au cas par cas”, précise Alan Hyde, l'historien.
Ce culte de la transparence, accompagné de salaires et de bonus attractifs “formaient un ensemble qui a semblé satisfaire tout le monde pendant longtemps”, note Alan Hyde. Mais ce consensus a commencé à se fissurer ces dernières années. Google n’est pas la seule entreprise à faire face à des pressions de la part des salariés. Le géant du logiciel d’entreprises Salesforce en 2017, Facebook en octobre, ou encore la plateforme de financement participatif Kickstarter ont été confrontées à leur mécontentement.
Les salaires de Google ne sont plus suffisants pour garantir la paix sociale
Ce réveil revendicatif s’explique en partie par le coût de la vie qui a explosé dans la Silicon Valley et à San Francisco. Le loyer moyen d’un simple studio s’y élève à 3 000 dollars, et le département de l’urbanisme de la ville estime que pour avoir un niveau de vie décent, il faut gagner plus de 117 000 dollars par an (soit près de 10 000 dollars par mois), près de trois fois plus que le salaire moyen aux États-Unis. Les salaires “attractifs” ne sont, simplement, plus suffisants pour garantir la paix sociale.
En outre, “l’idée centrale de la culture start-up, selon laquelle les employeurs et les salariés sont dans le même bain, devient de moins en moins viable pour des entreprises qui se sont transformées en multinationales et au sein desquelles il est devenu tout simplement impossible de garder un lien direct entre les dirigeants et les salariés”, note Margaret O’Mara, professeure d’histoire du secteur tech américain à l’université de Washington, contactée par France 24.
Autant de facteurs qui contribuent au fait que “nous assistons à un tournant dans l’histoire de la Silicon Valley, marqué par le désir d’une part des salariés de trouver de nouvelles formes d’organisation pour porter leurs revendications”, analyse Alan Hyde. Il estime que ces cols-blancs - ingénieurs, informaticiens, développeurs - ne sont pas encore convaincus que le syndicalisme “à l’ancienne” soit la meilleure réponse. D’où la multiplication des lettres ouvertes, des manifestations spontanées ou de regroupements ponctuels comme le Google Workout for Real Change qui s’est formé à la suite des plaintes pour harcèlement sexuel contre plusieurs cadres du géant de l’Internet, l’an dernier.
Microsoft et HP opposés aux syndicats
Dans ce contexte, la décision de Google d’aller chercher conseil auprès de professionnels de l’anti-syndicalisme et de licencier certains salariés revendicatifs “paraît très agressive, car elle ne correspond pas aux us et coutumes de la Silicon Valley”, note Alan Hyde. Surtout, cela revient à sortir la très grosse artillerie alors “qu’il ne semblait pas y avoir de réelle volonté de la part des employés de se regrouper en syndicat”, souligne-t-il.
La décision de Google d’engager IRI serait, aux yeux de l'historien, une anomalie sans précédent dans l’histoire de la Silicon Valley. “Si la direction persiste dans cette voie, cela risque de durcir le mouvement, poussant les contestataires à chercher à se rapprocher d’un vrai syndicat”, estime-t-il.
John Logan et Margaret O’Mara ne sont pas d’accord avec ce constat. “La seule chose qui sort de l’ordinaire dans cette affaire, à mon sens, est que Google n’a pas réussi à garder secret le travail établi par ces consultants en coulisse pour casser la contestation”, affirme John Logan.
Avant la fondation de la Silicon Valley, dans les années 1990, “l’histoire du secteur tech américain a été marquée par l’opposition féroce de groupes comme Microsoft ou HP à toute tentative de création de syndicat”, note Margaret O’Mara. Il ne lui semblerait pas étonnant que, poussés dans leurs retranchements par des salariés de plus en plus insatisfaits, les employeurs de la Silicon Valley adoptent la même brutalité que leurs aînés. L’affaire Google ne serait alors que le premier acte d’un nouveau chapitre de l’histoire de la Silicon Valley qui promet d’être socialement sanglant.