Les rapports dénonçant les exactions commises en Chine à l’encontre des Ouïghours, communauté à majorité musulmane, se multiplient. Pourtant, les pays membres de l’Organisation de coopération islamique ne défendent pas la cause de cette minorité religieuse opprimée.
"Désolée, mais je ne vous souhaite pas un bon ramadan." Ces mots sont ceux de Dilnur Reyhan. En mai dernier, la présidente de l'Institut ouïgour d'Europe lançait dans l'Obs un cri de colère à l'encontre des pays musulmans, dénonçant leur indifférence face au traitement subi par de très nombreux Ouïghours dans la région du Xinjiang, en Chine.
Quelques mois plus tard, cette Ouïghoure installée en France réitère, invectivant cette fois Emmanuel Macron. "Les grands crimes se nourrissent des grands silences. Les Ouïghours sont aujourd'hui tombés dans une sorte de trou noir. Trou noir légal en Chine […] Trou noir politique dans le monde : ils sont à peine mentionnés dans les échanges que nos pays ont avec les dirigeants de Pékin", écrit-t-elle dans une lettre ouverte avec le député européen Raphaël Glucksmann, publiée dans Libération.
Alors que de nouvelles révélations viennent de sortir sur les camps de rééducation politique au Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, le silence des États reste assourdissant. Un million de Ouïghours seraient détenus dans les prisons chinoises du Xinjiang. Pourtant, face à la répression systématique de cette communauté, à majorité musulmane, par la deuxième économie de la planète, les solidarités restent discrètes et les États divisés.
Passe d'armes entre défenseurs et détracteurs de Pékin
Pour preuve, la ligne de fracture qui se dessine à l'ONU entre les défenseurs et les détracteurs de la politique menée par la Chine au Xinjiang. Fin octobre, lors de la troisième commission des affaires sociales, humanitaires et culturelles, 23 pays – dont la France, le Royaume Uni et les États-Unis – ont dénoncé la répression dont sont victimes les Ouïghours. Face à eux, Pékin a obtenu le soutien de 54 pays, notamment d'Afrique, qui ont martelé tour à tour leurs éloges sur la gestion chinoise dans la région autonome.
Le premier round de cette passe d'armes s'est joué en juillet. Même arène, même division : vingt-deux États ont demandé à la Chine de mettre fin aux détentions arbitraires au Xinjiang. Là encore, 37 États ont volé au secours de Pékin, le félicitant pour "ses remarquables réalisations en matière de droits humains". Parmi eux, 14 pays membres de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) – dont l'Arabie saoudite, l'Égypte, le Pakistan, les Émirats arabes unis, le Qatar ou l'Algérie.
Les pays de l'OCI, organisation intergouvernmentale de 57 pays, n'ont pas fait voix commune comme ce fut le cas lors de la crise des Rohingya. En 2017, la défense de cette minorité, traquée par l'armée birmane, avait rallié nombre d'États musulmans, dont l'Arabie saoudite, l'Iran ou la Turquie. Et l'OCI s'était activée à Genève pour faire condamner la Birmanie au Conseil des droits de l'Homme. Pour les Ouïghours, pas de haro collectif. Le dernier ralliement publique de l'OCI remonte à 2015 lorsque, par simple communiqué, l'organisation se disait "préoccupée" de la possibilité pour la minorité musulmane de faire le ramadan.
"Il y a moins de solidarité que pour les causes palestinienne ou rohingya", confirme auprès de France 24 Sophie Richardson, directrice de recherche sur la Chine auprès de Human Rights Watch. "La Chine a réussi à rafler le soutien de ces pays car ces derniers ont trop besoin des investissements chinois", poursuit-elle.
Face à la Chine, la realpolitik prime
En février, l'Arabie saoudite s'était déjà illustrée en exprimant son "respect" à Xi Jinping, avant de signer d'importants contrats commerciaux. L'Égypte, qui a besoin de Pékin pour financer ses infrastructures, a pour sa part autorisé la police chinoise à venir interroger sur son sol des exilés ouïghours en 2017. Le Pakistan, si prompt à défendre les Rohingya, a brillé par son silence.
Et même la Turquie, longtemps solidaire, semble avoir abandonné la partie. En début d'année, le pays qui héberge une importante communauté ouïghoure avait pourtant qualifié de "honte pour l'humanité" la "politique d'assimilation systématique des autorités chinoises à l'égard des Turcs ouïghours". Depuis, le régime de Recep Tayyip Erdogan a mis de l'eau dans son vin. Alors qu'il entendait se concentrer sur des discussions commerciales avec Pékin, il s'est gardé de signer la lettre des 22 États critiquant la répression dans le Xinjiang.
"Les Ouïghours ont la sympathie de l'opinion publique en Turquie mais en réalité, Erdogan a besoin de l'allié chinois pour des raisons économiques ou pour composer avec l'Occident qui fait pression sur d'autres dossiers, comme la Syrie", explique Rémi Castets, politologue spécialiste de la Chine à l'université Bordeaux-Montaigne. Selon lui, il s'agit ni plus ni moins de "realpolitik". "Beaucoup savent ce qu'ils se passent là-bas. Mais la question des droits de l'Homme s'efface bien souvent devant les intérêts économiques et nationaux, ou ceux des élites lorsque celles-ci y voient avantages sonnants et trébuchants."
La rhétorique anti-Ouïghours de Pékin
Autre élément qui ne plaide pas en faveur des Ouïghours : la mauvaise presse entretenue par Pékin. Après 2014, la Chine mène une nouvelle campagne appelée "Strike Hard Campaign against Violent Terrorism" (Frapper fort contre le terrorisme violent) justifiant le contrôle très étroit au Xinjiang par la lutte contre le terrorisme. Pékin assure "déradicaliser" les terroristes dans des "camps de formations professionnelles".
"C'est la règle des trois forces : une rhétorique qui considère que la Chine a besoin de resserrer son contrôle sur la société pour faire face au terrorisme, au séparatisme et à l'extrémisme", explique Rémi Castets. À la commission de l'ONU de juillet, la rhétorique a d'ailleurs fait mouche : la lettre signée par les membres de l'OCI en faveur de Pékin faisait l'éloge des "mesures de lutte contre le terrorisme et la déradicalisation au Xinjiang" ayant conduit à un "sentiment plus fort de bonheur, d'épanouissement et de sécurité".
L'arrestation de Ouïghours dans les réseaux talibans pendant la guerre en Afghanistan, leur incarcération à Guantanamo puis la présence avérée de contingents ouïghours dans des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie n'ont fait qu'alimenter la machine à répression. Mais les défenseurs des droits de l'Homme dénoncent un "argument prétexte".
"Justifier l'oppression par le terrorisme, c'est une technique classique des régimes autocratiques", commente Bénédicte Jeannerod, directrice de HRW France. "La présence de Ouïghours dans des groupes extrémistes ne justifie en rien l'oppression arbitraire et systématique de plus d'un million de Ouïghours, tous suspects du seul fait de leur appartenance ethnique et religieuse."