Le très controversé système de crédit social, qui doit permettre à la Chine de distribuer les bons et mauvais points à sa population, s'applique aussi aux entreprises, avertit la Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine.
Évalués, notés, sanctionnés… ou récompensés. En Chine, le vaste système de crédit social qui se met progressivement en place a suscité de nombreux fantasmes et controverses en Occident sur les supposées dérives techno-autoritaires d’un régime voulant surveiller et contrôler les faits et gestes de sa population.
Mais les individus ne sont pas les seuls à être dans le collimateur d’un Big Brother chinois désireux de les classer en bons ou mauvais élèves. Les entreprises aussi, avertit la Chambre de commerce de l’Union européenne (UE) en Chine dans un rapport très détaillé sur le système de crédit social dans le monde de l’entreprise, publié mardi 28 août.
Trois cents critères dans 30 domaines
En fait, Pékin semble même bien plus pressé de noter les entreprises que les particuliers, souligne cette institution. Les mesures précisant les critères de notation, les domaines d’application, le type de sanctions possibles se sont multipliées depuis le début de l’été avec pour objectif clair d’avoir un système pleinement opérationnel en 2020. Plus de 350 réglementations au niveau national et près de 1 000 au niveau local ont été adoptées pour préciser à quelle sauce les entreprises allaient être notées. En comparaison, “le système de crédit social pour les individus n’est qu’en phase de projet pilote”, assurent les auteurs du rapport.
Le dispositif, dont les prémices remontent à 2013, est même déjà à de nombreux égards une réalité pour les entreprises opérant en Chine. Qu’elle soit chinoise ou étrangère, une société se voit déjà notée sur environ 300 critères dans une trentaine de domaines, telles que la fiscalité, la protection de l’environnement, les conditions de travail et la qualité des produits. Elle doit régulièrement fournir les données financières aux autorités de surveillance, des caméras sont installées au sein même des usines dans certaines provinces pour vérifier les cadences de travail et le respect des réglementations, et des contrôles de qualité peuvent être effectués à l’improviste.
Les sanctions varient en fonction de l’infraction. Elles peuvent aller d'une hausse de l'imposition à une interdiction pure et simple de faire des affaires en Chine dans les cas les plus graves. Les dirigeants locaux n'échappent pas au bras vengeur des autorités et ils peuvent subir, par exemple, une interdiction d’acheter des biens immobiliers. Entre 2014 et 2018, plus de 3,5 millions d’entreprises avaient été sanctionnées au titre de ce système de crédit social, précise le South China Morning Post, le principal quotidien anglophone hongkongais.
Intelligence artificielle et "big data"
Les meilleurs élèves peuvent, quant à eux, profiter d'avantages fiscaux ou être favorisés lors de l’attribution des contrats publics. Mais “le volet récompenses reste moins précis que celui concernant les sanctions”, regrette la Chambre de commerce de l’UE en Chine.
Il ne reste plus qu’à ajouter la couche technologique pour que tout fonctionne selon les désirs de Pékin. À l’heure actuelle, le partage des informations entre la dizaine d’entités chargées d’appliquer les critères et de distribuer les bons et mauvais points n’est pas très efficace, constatent les auteurs du rapport. En outre, la collecte des informations gagnerait en rapidité en ajoutant une pincée d’intelligence artificielle par-ci et de "big data" (traitement des données en très grand nombre) par là. Ces technologies permettraient de croiser rapidement les informations et de constituer un gigantesque fichier central appelé à devenir la clef de voûte du système de crédit social. La Chambre de commerce de l’UE en Chine estime aussi qu’une intelligence artificielle aux manettes serait moins arbitraire dans ses notes qu’un contrôleur humain…
Mais qui voudrait faire des affaires dans un tel environnement techno-bureaucratique, se demande le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung ? Pour les auteurs du rapport, le système de crédit social pourrait, en fait, favoriser les multinationales occidentales. “Elles ont souvent des structures de bonne gouvernance plus élaborées que leurs concurrentes chinoises”, note le document.
Garder le contrôle sur l’économie chinoise
Ce système de crédit social pour les entreprises n’est cependant pas un cadeau offert par Pékin aux grands groupes internationaux. Il est, en réalité, “un prérequis à l’ouverture économique de la Chine”, assure la Chambre de commerce de l’UE en Chine. Une société étrangère devait, jusqu’à présent, accepter de former une coentreprise avec un groupe chinois pour s’implanter sur le marché chinois.
Pékin abandonne petit à petit ce modèle pour attirer davantage d’investisseurs étrangers en développant, notamment, les “zones économiques spéciales” depuis 2014… soit l’année où la Chine a commencé à organiser son système de crédit social pour les entreprises. Ce n’est pas un hasard : le régime espère compenser le contrôle sur les entreprises étrangères qu’il perd en desserrant certaines vis économiques avec une notation continue soumise à toutes les entreprises. “Le crédit social est l’outil qui permet aux autorités centrales de s’assurer que seuls les groupes qui prouvent qu’ils sont dignes de confiance peuvent faire des affaires en Chine”, résume le rapport de la Chambre de commerce de l’UE en Chine.
Ce dispositif peut aussi être utilisé comme arme dans la guerre commerciale sino-américaine. Une nouvelle réglementation, adoptée en juillet 2019, prévoit de mettre en place un système de liste noire spécifique pour les entreprises qui “mettent en danger l’intérêt national” ou “violent les droits légitimes des consommateurs et du public”. Des notions suffisamment vagues pour être brandies par les autorités chinoises aux premières crises commerciales venues.
La Chambre de commerce de l’UE en Chine conseille aux entreprises étrangères de rapidement prendre en compte ces changements en préparation pour ne pas se retrouver fort dépourvues quand le crédit social sera entré en vigueur. Son président, l’Allemand Jörg Wuttke, a reconnu qu’il “n’était pas inconcevable de penser que ce dispositif donnera à Pékin un droit de vie et de mort sur toutes entreprises en Chine”.