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La présidence de Béji Caïd Essebsi, symbole de l’ambivalence de la révolution tunisienne

Le premier président élu de la Tunisie démocratique, Béji Caïd Essebsi, s’est éteint, jeudi, à l'âge de 92 ans. Ce vétéran de la politique, qui est arrivé au pouvoir à la faveur de la révolution "du jasmin", a aussi bien servi Bourguiba que Ben Ali.

D’abord hospitalisé dans un état grave, le chef de l’État tunisien Béji Caïd Essebsi (BCE) est décédé , jeudi 25 juillet, à l’hôpital militaire de Tunis. Plus vieux chef d'État en exercice au monde, après la reine Elizabeth II d’Angleterre, il a traversé la sinueuse histoire de la Tunisie jusqu’à sa révolution démocratique en 2011. Entre deux ères, l’homme devenu garant de la transition démocratique, incarne tout autant les limites de son approfondissement.

Premier président tunisien élu librement au suffrage universel, ce fils d’une famille de notables a accédé à la magistrature suprême en 2014, à l’âge de 88   ans, avec la mission de consolider la jeune démocratie. Ce vétéran de la politique a aussi bien servi sous Habib Bourguiba que Zine el-Abidine Ben Ali, avant de se faire une place en tant que Premier ministre au soir de la révolution tunisienne en 2011. Trois   ans plus tard, cet avocat de formation est élu avec 55,68   % des voix au second tour face à Moncef Marzouki, le président de la transition qu’il accusait d’être soutenu par les islamistes d’Ennahdha.

Fier, le nouveau chef d’État se targuait d’avoir été élu “grâce aux femmes”. “Une affirmation qui n’est pas forcément fausse”, remarque aujourd’hui Kmar Bendana, historienne de la Tunisie contemporaine à l’Université de la Manouba contactée par France   24. “Les femmes l’ont élu car elles ne voulaient pas de la politique d’Ennahdha peu favorable à leurs droits”, explique l’universitaire.

Héraut de l'égalité homme/femme

Souhaitant marcher dans les pas de Bourguiba dont il fut ministre, BCE souhaite ainsi poursuivre une politique progressiste envers les droits des femmes. Pour rappel, le “père de l’indépendance” a notamment promulgué le code du statut personnel (CSP) en 1956, exigeant le consentement de la future épouse avant le mariage et instituant le divorce judiciaire. En septembre 2017, Béji Caïd Essebsi poursuit cette voie vers l’égalité, en faisant annuler une circulaire empêchant le mariage des Tunisiennes musulmanes avec des non-musulmans.

Autre avancée notable, un projet de loi présenté en février 2019, visant à rendre égaux hommes et femmes devant l’héritage. Un texte qui reste toutefois toujours dans les cartons de l’Assemblée nationale. “Cela reste des pas juridiques importants en faveur de l’égalité”, analyse l’historienne. De quoi présenter la Tunisie comme un pays précurseur dans le monde arabe sur la question des droits des femmes.

"Une politique du consensus"

En entrant au palais présidentiel de Carthage, le 29 décembre 2014, Béji Caïd Essebsi, perçu comme l’icône des séculiers, a marqué également les esprits en tendant la main à ses anciens ennemis, les islamistes d’Ennahdha, pour former une majorité au Parlement. Une “politique du consensus” qui a suscité son lot de désillusions chez les partisans des deux bords.

En s'associant à Ennahdha, le parti du président fondé sur l'anti-islamisme, Nidaa Tounès (l’Appel de la Tunisie), assemblage hétéroclite d’hommes d’affaires, de syndicalistes, d’universitaires et de sympathisants de l’ancien régime, se retrouve privé de son ossature idéologique. Enfin, la méfiance redouble lorsque le chef de l’État impose son fils, Hafeh Caïd Essebsi, à la tête du mouvement. Une “dérive dynastique” que dénoncent les dissidents du parti.

Le président se montre de plus en plus fragilisé. Ses relations avec le leader islamiste, Rached Ghannouchi, se tendent jusqu’au divorce fin 2018. “Les deux camps ne partageaient tout simplement pas le même projet de société”, note Kmar Bendana. Alors que Nidaa Tounès décline et se déchire sous l’effet de luttes de pouvoir. La colère monte dans les villes où des émeutes éclatent presque chaque année. Car malgré son ouverture démocratique, la Tunisie peine à enclencher une transition économique digne de ce nom, autre revendication entendue lors de la révolution de 2011.

Une série d'attentats en 2015 et 2016

Le pays restera toutefois uni face aux attentats de 2015 au musée du Bardo (22   morts), à l’hôtel Imperial Marhaba à Sousse (38   morts) et lors de l’insurrection jihadiste de la ville de Ben Gardane (69   morts), en mars 2016.

Homme de scène brillant, Béji Caïd Essebsi n’a jamais caché son envie d’incarner un pouvoir fort, flirtant souvent avec l’image d’un père rassurant, protecteur. “Outre sa politique en faveur de l’égalité des droits, il représente, comme Bourguiba, l’idée d’un État fort, prééminent”, souligne l’universitaire.

Une ambivalence

Reste enfin de ses années de présidence, le caractère d’un homme complexe voire “contradictoire”, précise l’historienne : “Il y avait une ambivalence chez lui, comme chez tous les acteurs politiques majeurs. Il avait beau faire de Bourguiba sa référence, il ne l’a pas vraiment défendu lors de son exil forcé en 1988, sous Ben Ali“, nuance l’historienne.

De même, bien qu’Essebi répétait souvent que le respect des droits de l’Homme était l’un des acquis de cette nouvelle démocratie, ce dernier n’était pas parvenu à faire taire les soupçons sur son inclination à rétablir des pratiques de l’ancien régime.