
Selon un rapport d'Amnesty International publié le 27 juin, l’Érythrée pratique différentes formes de répression, au-delà de ses frontières, sur des ressortissants un peu trop critiques à l’égard du régime.
Menaces de mort, agressions physiques, diffusion de mensonges : les moyens ne manquent pas pour harceler et intimider les ressortissants érythréens qui ne vivent pas dans leur pays. Dans un rapport inédit intitulé "Repression without borders", Amnesty International a révélé, fin juin, que des attaques morales ou physiques étaient régulièrement perpétrées par des sympathisants et des responsables du gouvernement érythréen à l’encontre de ressortissants détracteurs du régime.
Pour de nombreux défenseurs des droits humains, "fuir l’Érythrée ne leur a pas apporté beaucoup de répit face à la répression à laquelle ils tentaient d’échapper – une fuite au cours de laquelle nombre d’entre eux perdent la vie", a déclaré Joan Nyanyuki, directrice du programme Afrique australe, Corne de l’Afrique et Grands Lacs à Amnesty International. "Ils regardent en permanence derrière eux et surveillent chacun de leurs propos, par peur du gouvernement érythréen, qui a le bras long et étend sa répression au-delà des frontières."
L’Érythrée, un cas unique
Certes, Asmara n’est pas le seul pays à bafouer les droits de l’Homme. En revanche, "ce qui rend la situation de l’Érythrée unique, c’est la capacité et l’engagement du gouvernement et de ses partisans à cibler la diaspora de manière coordonnée et régulière", constate Fisseha Tekle, chercheur et spécialiste de l’Érythrée, dans un entretien accordé à France 24.
Dans son étude, Amnesty détaille en effet que ces agressions sont plus particulièrement pratiquées au Kenya, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suède, en Suisse et au Royaume-Uni, pays où la diaspora érythréenne est la plus importante. "Ces pratiques du pouvoir érythréen ne datent pas d’hier", poursuit le spécialiste qui a participé à l’étude en tant que chercheur. "Si des preuves de la répression que mène le président Issayas au sein de son pays existent depuis 2001, le premier cas avéré d’agression à l’étranger remonte à 2011 en Suède."
Les informateurs à l’étranger, extension d’un régime dictatorial
L’étude, qui porte sur la période allant de 2011 à mai 2019, pointe tout particulièrement la responsabilité des membres du Front populaire pour la démocratie et la justice (FPDJ), parti d’Issayas Afewerki au pouvoir depuis avril 1991, et notamment la section jeunesse du parti, le FPJDJ. Ces jeunes recrues, héritage de la révolution marxiste du pays, chargées de "lutter contre les ennemis du pays", espionnent d’autres Érythréens défenseurs des droits humains et militants en Europe et aux États-Unis.
Le phénomène est arrivé jusque dans les tribunaux aux Pays-Bas. En février 2016, la justice néerlandaise s’est en effet prononcée sur une affaire de diffamation à Amsterdam, concluant que "les membres du FPJDJ agissent à titre d’informateurs pour [les ambassades du] régime en Érythrée. Le FPJDJ peut ainsi, à ce stade, être qualifié d’extension d’un régime dictatorial."
Winta Yemane, une jeune Érythréenne née en Italie et désireuse de renouer avec ses racines africaines, a fait les frais de cette jeunesse embrigadée. L’étude de l’ONG relate le cas de cette jeune femme qui a rejoint la section jeunes du FPDJ lorsqu’elle était au lycée et a participé à sa conférence annuelle de 2011 à Oslo, en Norvège. Lorsque cette dernière a pris la parole pour exprimer ses opinions concernant la Constitution, les droits humains, elle s’est rapidement heurtée à une pluie de réprobations. Ses détracteurs l’ont accusée d’être "victime de la désinformation orchestrée par la propagande occidentale et les ennemis de l’Érythrée. […] Trois des organisateurs ont même menacé de [l]’expulser de la conférence", a-t-elle raconté à Amnesty International.
En rentrant à son domicile à Milan, la jeune femme a été suivie pendant plusieurs semaines, a reçu des appels de menaces émanant de numéros inconnus et a été la cible d’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux.
La loi du silence
Mais les ressortissants érythréens vivant à l'étranger n’ont pas l’exclusivité des intimidations du régime d’Issayas. Certains journalistes ou personnalités en vue, critiques à l’égard du pouvoir érythréen, sont également régulièrement en proie aux menaces de mort. Le 30 novembre 2018, Martin Plaut, ancien journaliste de BBC Africa, a été victime d’un piège à la British Library de Londres, à la suite d’un travail critique sur l’Érythrée. Le journaliste s’en est tiré, aspergé d’un seau rempli de liquide et traité de "traître". L’ambassadeur érythréen au Japon, Estifanos Afeworki, s’est par la suite félicité de cet acte sur Twitter. L'épisode pourrait presque prêter à sourire si certains ne traversaient pas des expériences plus dramatiques.
I will be on @AJEnglish at 14.30 London time speaking about my experiences of being attacked by an Eritrean government supporter - an attack mentioned in the latest Amensty International report
Martin Plaut (@martinplaut) 27 juin 2019Asmara ne se contente d’ailleurs pas d’agressions. Ses ressortissants doivent aussi s’acquitter d’un impôt de 2 % sur leur revenu de l’étranger. "S’ils ne s’y soumettent pas, les conséquences sont très graves pour les membres de la famille restés au pays : ils encourent la prison. Et en Érythrée, la prison revient à disparaître", explique Alain Gascon, professeur honoraire à l’institut géographique de l’université Paris-VIII, à France 24 . De son côté, le régime se défend de prélever une taxe sur les expatriés et préfère contre-attaquer en qualifiant cette accusation de "propagande" antiérythréenne.
Le pouvoir utilise ses ambassades et ses consulats pour anéantir l’opposition, "qui n’existe d’ailleurs nulle part, poursuit le professeur français. Issayas est parvenu au pouvoir en éliminant tous ses adversaires. Pour s’y maintenir, il a recours à la même méthode : il fait régner la terreur dans son pays et au-delà des frontières. Aujourd’hui, rares sont les Érythréens exilés qui souhaitent parler sur ce problème."