Depuis les attentats de Tunis jeudi, le gouvernement tunisien veut rassurer les touristes. Dans la médina, les commerçants s'inquiètent, non d'une baisse de fréquentation des visiteurs étrangers, mais du changement de leurs modes de consommation.
Il n’aura pas fallu plus de deux jours pour que les imposants cars de touristes refassent leur apparition sur l’avenue Bourguiba. Hormis l’enfilade de barrières rouges et de policiers en civil dont le bip-bip régulier des talkie-walkies trahit la présence renforcée, rien ne laisse penser, en ce samedi 29 juin, que le cœur de Tunis a été frappé, deux jours plus tôt, par un attentat suicide.
En ce premier week-end de la saison estivale, la ville vaque à ses occupations, comme les touristes qui, avant de s’engouffrer dans le souk de la médina, prennent la pose devant la fontaine de Bab El Bahr, l’une des 11 portes qui entourent la vieille ville.
Vincent est venu passer la journée dans la capitale tunisienne avec sa compagne, ses deux enfants et ses beaux-parents. La famille, qui habite Rennes, dans l’ouest de la France, s’est accordé une infidélité à Hammam, où ils passent leurs vacances dans un club en bord de mer. C’est là-bas, dans cette station balnéaire au sud de Tunis, qu’ils ont appris, jeudi, que deux kamikazes s’étaient fait exploser. "Au début, nous avons été choqués mais nous avons décidé de maintenir notre visite dans la capitale tunisienne. On fait abstraction des attentats, sinon on ne vit plus", affirme le touriste breton. Avant d’ajouter, fataliste : "C’est le quotidien de tout le monde maintenant. Il y aurait pu avoir ce genre de détraqués à Marseille ou à Rennes."
"Les attentats, ça arrive dans tous les pays du monde"
Même son de cloche du côté des commerçants tunisois. Moktar est vendeur depuis 35 ans dans un des nombreux magasins de vêtements traditionnels qu’abrite la médina. Pour lui, les événements de jeudi ne changent rien : "Regardez : on a des touristes qui se promènent, qui vont et viennent, qui achètent, qui s’assoient en terrasse... Les attentats, ça arrive dans tous les pays du monde. Jeudi, ça a choqué les gens pendant 20 minutes. Mais après, tout le monde avait oublié."
Ne pas céder à la peur du terrorisme, tel est le message que les autorités tunisiennes essaient de faire passer depuis jeudi. Peu de temps après les attentats suicides, le ministre du Tourisme, René Trabelsi, a multiplié les interventions télévisées pour rassurer les potentiels visiteurs qui s’inquiéteraient de la situation sécuritaire du pays. "La Tunisie est bien sécurisée, tous les hôtels sont pleins jusqu’à septembre au moins, les touristes peuvent venir et visiter : il ne faut pas s’affoler", a-t-il insisté sur l’antenne de France 24. Le message est clair mais ne s’adresse pas uniquement aux visiteurs étrangers. En montant au front médiatique, le ministre s’attache à rassurer les professionnels d’un secteur considéré comme un pilier de l’économie tunisienne.
Les professionnels du tourisme misaient sur 2019
En 2018, l’année touristique s’est achevée avec l’entrée de près de 8 millions de visiteurs, un chiffre en hausse de 17,4 % par rapport à 2017, selon les chiffres du ministère du Tourisme. Avec un total de recettes estimé à 3,9 milliards de dinars tunisiens, soit 1,2 milliard d’euros, le secteur représente 14 % du produit intérieur brut, d’après la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH). Une manne financière que le gouvernement et les professionnels aimeraient davantage développer puisque l’objectif est d’atteindre dans les années à venir entre 10 et 12 millions de touristes par an. De ce fait, l’année 2019 devait être celle du "grand démarrage", pour reprendre la formule prononcée l’année dernière par Khaled Fakhfakh, président de la FTH. La double attaque de jeudi freinera-t-elle les ambitions tunisiennes ? Là encore, aux yeux du ministre du Tourisme, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : "Logiquement, il n’y aura pas d’impact […]. Il n’y a aucun rapport entre ces deux actes et le tourisme."
Kamel, lui, ne peut toutefois pas s’empêcher de constater que, depuis jeudi, la médina a accusé une petite baisse de fréquentation. Surtout, il ne comprend pas pourquoi les magasins ont baissé le rideau après l’explosion survenue dans le centre de Tunis. "En 30 ans de métier, je n’avais jamais vu ça. Il n’y avait personne, c’était comme un dimanche…" Mais pour ce vendeur de vaisselle artisanale, ce qui compte, ce n’est pas tant le nombre de touristes que leur pouvoir d’achat. Les chiffres ont beau démontrer une hausse de la fréquentation, la crise économique mondiale est passée par là, et fait des ravages. "Avant, les touristes venaient au souk pour acheter, maintenant ils viennent pour voir, observe-t-il. D’ailleurs, ils viennent en Tunisie pour l’hôtel, le désert et les chameaux et moins pour la ville."
Des touristes russes, turcs, iraniens...
Quelques boutiques plus loin, Mohamed, vendeur de vêtements, dresse un constat plus sévère. "Même pour une bouteille d’eau à 1 dinar, ils marchandent, s’énerve-t-il. Il y a 8 millions de personnes qui viennent dormir dans les hôtels, c’est comme ça que le ministre compte les touristes. Mais ils restent dans les hôtels et ne font pas marcher les souks." De fait, pour Mohamed, depuis la révolution de 2011 qui a conduit à la chute du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, le tourisme a changé de visage. Diplomatiquement et économiquement, le pays s’est ouvert à d’autres horizons.
Même si les voisins maghrébins, Algériens en tête, et les Européens constituent l’essentiel des troupes, d’autres nationalités se sont imposées. En 2018, l’entrée de visiteurs russes, par exemple, a augmenté de 16 % par rapport à 2017, d’après les statistiques du ministère du Tourisme. Mohamed affirme voir également de plus en plus de Turcs et d’Iraniens. "Mais on ne peut pas se parler, on ne comprend pas nos langues, déplore-t-il. C’est une autre culture. Ils viennent pour rester dans les hôtels ou aller dans les supermarchés, ils n’achètent rien aux pauvres commerçants comme nous. Le tourisme, aujourd’hui, ça fait des devises pour l’État mais pas pour nous."
Abdel Karim se veut plus optimiste. "La crise est mondiale, c’est dur pour tout le monde, pas seulement pour nous. Ce n’est pas pareil qu’avant la révolution, nous avons des difficultés", affirme ce propriétaire d’un magasin de bijoux et tapis artisanaux hérité de son père. "Moi, j’ai confiance, mais il faut s’adapter", conclut Moktar.