
, correspondante à Washington – Le vote de lois anti-IVG dans plusieurs États américains incitera-t-il la Cour suprême à abolir ce droit constitutionnel ? Pas dans l'immédiat, estime la professeure de droit Mary Ziegler qui n'exclut pas un tel scénario dans quelques années.
Depuis quelques mois, une douzaine d’États conservateurs américains lancent une offensive sur le droit à l’avortement. En proposant des lois plus ou moins extrêmes qui restreignent ce droit pourtant constitutionnel, ils lancent un appel du pied à la Cour suprême. Objectif : convaincre les juges de renverser la jurisprudence Roe v. Wade qui, en 1973, a légalisé l’avortement tant que le fœtus n’est pas viable hors de l’utérus (soit 24 à 25 semaines de grossesse). Pourquoi cette offensive a-t-elle lieu en ce moment ? Cette stratégie des "pro-vie" peut-elle fonctionner ? Le droit à l’avortement est-il vraiment menacé aux États-Unis ? France 24 a interrogé Mary Ziegler, professeure de droit à l’Université de Florida State et auteure de deux ouvrages sur Roe v. Wade. Entretien.
France 24 : Quelle est la stratégie des législateurs "pro-vie" à l’origine de toutes ces lois anti-avortement ces derniers mois ?
Mary Ziegler : Il y a en fait deux stratégies à l’œuvre en ce moment. La plus visible est celle adoptée par les promoteurs des lois dites "sur le battement de cœur" (qui interdisent l’IVG dès le premier battement de cœur du fœtus détecté, soit environ six semaines, NDLR) et de la loi en Alabama qui va encore plus loin (en interdisant l’avortement sauf en cas de danger pour la vie de la mère, NDLR). Et il y a une stratégie plus discrète consistant à miser sur des lois qui, petit à petit, affaiblissent le droit constitutionnel à l’avortement établi par la jurisprudence Roe v. Wade.
Concernant la première stratégie, si l’on observe en ce moment des lois anti-avortement de plus en plus agressives, c’est parce que la composition de la Cour suprême a changé. Donald Trump a nommé deux nouveaux membres. L’un d’entre eux, le conservateur Brett Kavanaugh, a remplacé Anthony Kennedy, qui avait en quelque sorte un rôle d’arbitre car il se situait idéologiquement au centre parmi les neuf juges. Cette position lui permettait de décider du sort des affaires touchant au droit à l’avortement. Maintenant qu’il y a une majorité conservatrice à la Cour suprême, les législateurs "pro-vie" pensent que les juges vont valider ces nouvelles lois rapidement.
Des "lois sur le battement de cœur" ont été votées ou proposées dans une douzaine d’États américains. Existe-t-il un groupe de pression commun derrière ces textes ?
Le groupe derrière les "lois sur le battement de cœur" s’appelle Faith to Action (De la foi à l’action). Il est différent d’autres groupes anti-avortement, plus riches et plus établis, comme Susan B. Anthony List, qui d’ailleurs n’approuvent pas la stratégie des premiers. Non pas qu’ils s’y opposent sur le principe, mais ils pensent que ces textes sont voués à l’échec. Ils ne pensent pas que la Cour suprême soit prête à valider quelque chose d’aussi extrême si vite.
Pensez-vous que cette stratégie agressive peut marcher et convaincre la Cour suprême de renverser Roe v. Wade ?
Non, je pense que cela ne marchera pas. John Roberts, le chef de la Cour suprême, a dit haut et fort qu’il se souciait de la réputation de la Cour, particulièrement sa réputation en tant qu’institution qui se base sur la jurisprudence plutôt que sur le vent politique du moment. Et Brett Kavanaugh, qui a suscité la controverse lors de sa confirmation, a l’image d’un juge qui en veut aux démocrates. Donc je pense que ces deux juges ont intérêt à s’assurer qu’ils sont vus au contraire comme non-partisans et non-politiques. Si la Cour devait renverser Roe v. Wade, elle devra le faire en montrant qu’elle respecte la jurisprudence, au moins jusqu’à un certain point. Autrement dit, cela devra se faire sur plusieurs années.
Donc ces textes, en Alabama, ou dans les États ayant adoptés des "lois sur le battement de cœur", ne seront pas étudiés par la Cour suprême, selon vous ?
Non et d’ailleurs elle n’aura pas à le faire. Les défenseurs du droit à l’avortement vont défier ces lois devant des cours fédérales puis devant des cours régionales de circuit, qui devront tour à tour dire que ces textes sont inconstitutionnels. À partir de là, la Cour suprême peut choisir de ne pas se saisir de ces dossiers. Et je m’attends à ce qu’elle ne le fasse pas.
Vous affirmez que si la Cour suprême voulait renverser Roe v. Wade, elle le ferait en plusieurs années. Comment cela se passerait-il concrètement ?
La Cour commencerait par valider d’autres lois imposant des restrictions à l’avortement. Sans formellement l’admettre, il est possible de se débarrasser de Roe v. Wade. En effet, dans le droit à l’avortement, il y a deux valeurs : l’une est symbolique dans le sens où la Cour affirme qu’il s’agit d’un droit. L’autre est pratique dans le sens où il permet aux femmes d'avoir concrètement accès à la procédure. Donc si la Cour valide toutes ou quasiment toutes les restrictions pratiques à l’avortement, même s’il elle n’admet pas que Roe v. Wade n’est plus constitutionnel, les conséquences seraient les mêmes. Si cela devient officiel, la Cour devra rendre une décision affirmant que l'avortement est inconstitutionnel.
C'est donc un scénario possible ?
À long terme, oui. Les juges nommés à la Cour suprême ont été recommandés au président par la Federalist Society, un groupe conservateurs de juges, de professeurs de droit et de juristes. Leur but est en partie de sélectionner des profils qui mettront fin à Roe v. Wade. Certes, on ne peut jamais savoir à 100 %. Dans les années 1990, une autre majorité conservatrice avait été placée à la Cour suprême par les présidents Reagan et Bush, avec les mêmes attentes. Or la Cour n’a pas renversé Roe v. Wade. Mais si on devait prendre les paris, je dirais que la Cour actuelle se dirige vers cette direction, plutôt d’ici cinq ans.
Qu’en est-il de l’opinion publique américaine ?
La grande majorité des Américains pensent que l’avortement devrait être légal dans les 12 premières semaines de grossesse, puis avec des exceptions au-delà de ce délai. Cela signifie que beaucoup de ces lois qui interdisent l’avortement dès la conception ou après six semaines de grossesse ne sont pas très populaires. D’autant plus pour les lois (comme en Alabama, NDLR) qui ne prévoient pas d’exception pour l’inceste ou le viol. Mais en Alabama, les législateurs locaux n’ont que faire des conséquences nationales pour le Parti républicain ou pour le mouvement "pro-vie". Ils adoptent la stratégie de Donald Trump qui consiste à exciter la base la plus radicale mais aussi la plus susceptible d'aller voter.