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Cannes, jour 7 : Dieu, Diego et Maradona

De retour en compétition après sa Palme d'or en 2011, le très secret Terrence Malick déçoit avec son prêchi-prêcha "Une vie cachée". Au centre d'un documentaire un brin scolaire, Maradona, lui, fascine toujours autant.

Il est urgent qu’un ingénieur de la Silicon Valley invente une application de paris pour le cinéma. Avant chaque sortie d’un film en salles, on pourrait alors miser un peu d’argent sur son contenu. Combien de fois le mot "fuck" sera-t-il prononcé dans le prochain Tarantino ? Quelle chanson de Céline Dion entendra-t-on dans le nouveau Dolan ? La scène de sexe dans le Kechiche va-t-elle durer plus d’une heure ?

Pour Terrence Malick, l’enjeu du pari était tout trouvé : au bout de combien temps verra-t-on un champ de blé battu par les vents ? À peine trois minutes. Après avoir remporté la Palme d’or en 2011 avec "The Tree of Life", le réalisateur texan faisait son retour dimanche en compétition avec "Une vie cachée", l’histoire vraie de Franz Jäggerstätter, un paysan autrichien ayant refusé de servir dans l’armée nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Résultat : près de trois heures de palabres philosophico-bibliques sur le bien, le mal, le bien et le mal. Alors, visuellement, c’est beau, bien sûr. Malick filme à hauteur d’hommes, de femmes et d’enfants, sans jamais se départir de ce point de vue qui lui est si cher, celui de Dieu, évidemment, qui vient sonder au plus près ses créatures et sa grande œuvre, la Terre (les montagnes, les nuages, les cascades, les hautes herbes et les épis de blé qui nous livrent notre pain quotidien).

Le problème avec la catéchèse malickienne, c’est que tout, absolument tout, est filmé de la même manière. Stylistiquement, tout se vaut : le bonheur familial procuré par la récolte des patates comme le sadisme des tortionnaires nazis (c’est embêtant). La première heure d’"Une vie cachée" parvient cependant à captiver. Notamment lors de ces scènes de village montrant l’ostracisation progressive de la famille Jäggerstätter après que le très croyant Franz a refusé de prêter allégeance à Hitler. Puis, vient le temps du martyr dans les geôles berlinoises, des interrogatoires métaphysiques avec les autorités du IIIe Reich, de l’échange épistolaire que l’objecteur de conscience entretient avec son épouse restée à la ferme, des discussions avec des codétenus essayant de mettre à mal sa foi… On l’aurait parié, le film vire inéluctablement à la canonisation de son héros. Ce qui n’est pas une première : en 2007, l’Église avait déjà béatifié Franz Jäggerstätter.

Le vrai pari de la journée d’hier concernait, en fait, la présence ou non de Maradona sur le tapis rouge. Faites vos jeux : l’ex-star du football mondial allait-elle monter les marches aux côtés d’Asif Kapadia, le réalisateur britannique qui lui a consacré un documentaire ? Rien ne va plus : l’Argentin n’a pas fait le déplacement jusqu’à Cannes. La présentation hors compétition de "Diego Maradona" s’est faite en l’absence de l’intéressé (l’ancien joueur, aujourd’hui âgé de 58 ans, souffre d’une blessure à l’épaule, a fait savoir l’équipe du film comme si elle parlait d’un sportif encore en exercice). Les fans étaient déçus.

Football, mafia, cocaïne et frissons

Pas sûr que le documentaire les ait consolés. De fait, nous n’y apprenons pas grand-chose de nouveau, que ce soit sur la vie de l’homme ou sur les ravages de la célébrité. La copie rendue par Asif Kapadia est somme toute assez scolaire, même si on lui sait gré d’avoir circonscrit son sujet à la période la plus faste du "gamin en or" : ses années napolitaines.

De l’arrivée de Maradona au Napoli en 1984 devant plus de 80 000 fervents supporters à son pathétique départ la queue entre les jambes en 1991, il y a, c’est vrai, de quoi raconter une extraordinaire histoire : des exploits sportifs (deux titres de champions d’Italie et un titre de champion du monde avec l’Argentine), un statut de demi-Dieu, des excès en tous genres, des relations tendues avec la presse, des liens ambigus avec la mafia locale et une addiction à la cocaïne qui sera fatale pour sa carrière. De ces péripéties sportives et extra-sportives, Asif Kapadia livre un portrait très indulgent de la star, suivant le credo qui est le sien : les humains sont bons, c’est la gloire qui les corrompt. Le documentariste britannique avait déjà théorisé la chose dans ses précédents films biographiques sur Ayrton Senna, le pilote de Formule 1 brésilien tué aux champs de course, et sur la chanteuse Amy Winehouse, brûlée sur l’autel de l’outre-médiatisation.

De fait, la complexité du personnage est ici réduite à sa plus simple expression, celle de la dualité. Comme le dit l’ancien préparateur sportif du club napolitain, il y avait deux Diego Maradona : "Diego", le génie du ballon rond issu d’un bidonville de Buenos Aires et "Maradona", le personnage médiatique exubérant, sûr de lui et incontrôlable. Opposition ange-démon résumée en un seul match, ce fameux quart-de-finale du Mondial 1986 que l’Argentine remporta contre l’Angleterre, patrie ennemie de la Guerre des Malouines. Le joueur y marqua deux buts, l’un avec la main (celle de Dieu, évidemment) et l’autre avec toute la maestria technique qui a fait de lui l’un des plus grands footballeurs de l’Histoire (depuis, ce but a d’ailleurs été désigné comme étant le plus beau but du XXe siècle). Émotion.

Là où la magie opère dans le film d’Asif Kapadia, ce sont dans ces moments purement sportifs où le football vient démonter sa capacité à provoquer des frissons, même trente ans après les faits. Comment ne pas tressaillir face à l’effervescence des supporters napolitains célébrant leur premier titre de champion d’Italie ? Comment ne pas être remué par la conversation téléphonique que Maradona a eu avec sa mère quelques instants après avoir remporté la Coupe du monde en 1986 ? L’émotion est telle qu’on se demande si, finalement, la vraie star de "Diego Maradona" n’est pas le ballon rond. "Merci Dieu pour Maradona ! Merci Dieu pour le football !" s’exclamait le commentaire argentin du mythique Argentine-Angleterre. Ce n’était peut-être pas si excessif que cela.