
La campagne pour les élections générales en Inde, qui débutent le 11 avril, a donné lieu à une avalanche de "fake news". Facebook a multiplié les initiatives pour démontrer qu'il a tiré les leçons de la présidentielle américaine de 2016.
Facebook a des sueurs froides. À un peu plus d'une semaine du début des élections générales en Inde – du 11 avril au 19 mai –, le réseau social met tout en œuvre pour que la désinformation et les "fake news" ne deviennent pas les faiseurs de roi de ce gigantesque scrutin pour lequel près de 900 millions de personnes sont appelées à voter pour élire un nouveau au Premier ministre.
Lundi 1er avril, Facebook a annoncé la suppression de près de 1 000 pages et comptes, principalement liés au Parti du congrès (la principale formation d'opposition), et dans une moindre mesure au BJP (le parti du Premier ministre sortant Narendra Modi), en raison de "comportements inappropriés en période électorale" (essentiellement du spam). Un jour plus tard, WhatsApp, la très populaire messagerie détenue par Facebook, lançait un service de vérification des informations propagées via les groupes de discussion. Enfin, le géant américain du Net s'est associé à près de dix médias, dont l'AFP, pour traquer les "fake news" en relation avec les élections indiennes.
Flot ininterrompu de "fake news"
Pour Mark Zuckerberg, l'enjeu est de taille. Après avoir été accusé d'être passé à côté d'agents russes qui ont utilisé sa plateforme pour propager des fausses informations ayant pu influencer le résultat de l'élection présidentielle américaine en 2016, il veut montrer qu'il a retenu la leçon. L'Inde est, à ce titre, un test important : avec près de 300 millions d'utilisateurs mensuels de Facebook et presque autant sur WhatsApp, le pays est devenu le premier marché pour le géant des réseaux sociaux. "Les élections indiennes doivent permettre de montrer comment Facebook s'est amélioré, un an avant la présidentielle de 2020 aux États-Unis", explique au New York Times, Graham Brookie, directeur du laboratoire sur la désinformation en ligne de l'Atlantic Council, un cercle de réflexion américain spécialisé dans les relations internationales.
Photoshopped image of Priyanka Gandhi wearing a cross now viral as a memehttps://t.co/aQl9udMWKh
Alt News (@AltNews) 2 avril 2019Le défi semble, cependant, difficile à relever, même pour un mastodonte aux ressources aussi importantes que Facebook. La page d'accueil du site indien Alt news, qui traque la désinformation en ligne, illustre l'ampleur des dégâts. "Non, la foule n'a pas brandi des drapeaux du Pakistan à un meeting de Rahul Gandhi [le candidat du Parti du Congrès, principal opposant au Premier ministre Narendra Modi, NDLR]" ou encore "Non, le gouvernement ne fait pas circuler une lettre ordonnant aux Indiens d'arrêter d'utiliser les réseaux sociaux" : le flot ininterrompu de "fake news" répertoriées quotidiennement par Alt news donne le tournis.
Les rumeurs propagées sur les réseaux sociaux au sujet de Rahul Gandhi cherchent surtout à le dépeindre comme un "faux patriote" qui ne s'intéresserait qu'au sort des "musulmans" au détriment des hindous, note le quotidien Hindoustan Times, qui a analysé plus d'un million de messages postés dans des groupes publics sur WhatsApp, sur les six derniers mois de 2018. Les opposants à Narendra Modi ne sont pas en reste, a constaté ce journal, le troisième plus important tirage du pays. Le Premier ministre sortant est présenté comme l'homme le plus corrompu du monde à grand renfort d'articles falsifiés. "L'ancien président français François Hollande a qualifié Narendra Modi de voleur", ou encore "Le magazine Forbes classe le gouvernement Modi comme le plus corrompu en Asie" sont deux "fake news" qui ont largement été partagées sur WhatsApp et Facebook.
L'"appli à Modi", une mine à fausses informations
Les récentes tensions militaires entre l'Inde et le Pakistan après un attentat-suicide au Cachemire indien, le 14 février, ont même poussé le bouchon de la désinformation encore plus loin. "Je n'ai jamais vu un tel déferlement de fausses informations à la suite d'un événement", a souligné sur Twitter Trushar Barrot, un ancien journaliste qui supervise l'effort de Facebook dans sa lutte contre les "fake news" en Inde.
Facebook peine à juguler cette avalanche de fausses informations, en partie parce que "depuis les élections indiennes de 2014, l'usage d'Internet s'est beaucoup démocratisé, notamment dans les milieux ruraux, et bons nombres de ces nouveaux utilisateurs ont encore du mal à détecter la manipulation de l'information en ligne", explique Tarun Pathak, un analyste du cabinet hongkongais d'étude des nouvelles technologies de l'information, interrogé par le Wall Street Journal. Du pain bénit pour ceux qui propagent les rumeurs.
En outre, contrairement à l'élection présidentielle américaine de 2016, la désinformation ne provient pas d'un acteur étranger en Inde. Facebook ne peut pas compter sur le soutien des autorités locales dans sa croisade antidésinformation car ce sont souvent les participants aux élections eux-mêmes qui sont pris la main dans le sac. Ainsi, 687 pages et comptes supprimés par Facebook étaient "liés à des individus associés à la cellule numérique du Parti du congrès [le parti d'opposition, NDLR]", a affirmé Nathaniel Gleicher, responsable de la cybersécurité pour le réseau social, dans un communiqué de presse.
De son côté, l'application mobile officielle de Narendra Modi (NaMo) s'est révélée être une véritable mine à fausses informations. Dans une longue enquête publiée en ligne en janvier 2019, le journaliste indien Samarth Bansal a détaillé comment plus d'un million d'utilisateurs de l'application se retrouvaient inondés d'"informations peu fiables" sur la campagne électorale. Il ne s'agit pas de simple propagande politique : l'application mettait activement en avant les articles d'India Eye, un média sur Facebook qui a été épinglé par le réseau social pour sa propension à partager des "fausses informations".
L'importance prise par la désinformation en ligne durant la campagne électorale indienne gêne d'autant plus Facebook, que le BJP (parti au pouvoir) a été formé aux subtilités de l'utilisation des réseaux sociaux à des fins politiques… par Facebook. En 2014, les responsables du réseau social "ont travaillé en étroite collaboration avec les acteurs de la campagne de Narendra Modi pour leur montrer comment mobiliser ses partisans en ligne", rappelle le New York Times. Après la victoire du BJP, Facebook a continué, pendant près d'un an, à conseiller le nouveau gouvernement sur la meilleure manière d'utiliser le réseau social. Facebook cherchait alors à promouvoir l'utilisation de sa plateforme en politique et l'Inde apparaissait comme un "bon laboratoire", souligne le quotidien américain. Le réseau social doit maintenant lutter contre les conséquences inattendues de son expérience. Une sorte de conte de Frankenstein au temps des réseaux sociaux.