Depuis quatre semaines, les jeunes Algériens descendent dans la rue pour crier leur ras-le-bol du régime en place. Quatre d'entre eux livrent pour France 24 leur regard sur ce mouvement historique dans leur pays.
Depuis qu’un vent de liberté souffle sur l’Algérie, pas un seul jour ne s'écoule sans que Nassim ne pleure. C'est depuis la fenêtre de son appartement algérois de la rue Didouche Mourad menant à la place Maurice Audin que, le 22 février, cet Algérien de 33 ans a découvert une cinquantaine de jeunes, ralliés en quelques heures par un millier d'autres, protestant contre l’annonce de la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à l’élection présidentielle. "Quand j’ai vu l’état d’esprit et le pacifisme de cette première mobilisation, quand j’ai vu l’espoir sur le visage de ces manifestants, j’ai compris que la révolution était en marche. J’ai éclaté en sanglots", raconte le consultant en marketing, par téléphone, à France 24. "L’Algérie est en train de vivre un tournant historique. J’avoue que je n’y croyais pas, j’avais perdu espoir."
Longtemps, Nassim s’était donné la mission de participer à la construction de son pays. En 2007, un master en communication en poche – obtenu à Paris –, Nassim décide d'ignorer les opportunités professionnelles qui s’offrent à lui à New York et au Qatar pour retourner dans son pays natal. "Tous les gens me disaient que je méritais mieux, se souvient-il. Mais je croyais en mon pays, j'avais l'espoir d’un futur meilleur." Le jeune, âgé à l’époque de 21 ans, retrouve une Algérie qui se relève doucement de la décennie noire (1991-2002). "Après des années de terrorisme islamiste qui a coûté la vie à 200 000 personnes, les gens commençaient à reprendre goût à la vie", se souvient-il en évoquant "les belles années Boutef", quand le peuple "retrouvait un semblant de sécurité et de plaisir, grâce à une économie boostée sur une embellie du pétrole".
Une publication partagée par Nassim Herkat (@nassim_herkat) le 1 Mars 2019 à 11 :23 PST
Mais rapidement, la société civile et les institutions se disloquent. "On a contenté la population à coup de logements et de denrées alimentaires, réduisant l’Algérien à un citoyen passif, décrypte-t-il. Dans ce contexte, la jeunesse s’est créé sa propre bulle pour exister à travers les réseaux sociaux, lui permettant de rester ouverte sur le monde." Pour lui, l’Algérie construit une société à deux vitesses, avec des jeunes hyperconnectés d’un côté et des politiques déphasés de l’autre. "C’est en partie pour cette raison que les politiques n’ont pas vu venir la révolte de la jeunesse", ajoute-t-il.
"Ni cinéma, ni festival de musique, ni boîte de nuit"
Répondant à l’appel des réseaux sociaux, Salah aussi manifeste chaque vendredi à Tipasa, à 70 kilomètres à l’ouest d'Alger. "Je suis un pur enfant de l’ère Bouteflika, commente cet étudiant en économie-gestion de 19 ans. Je n’ai connu que lui au pouvoir, il est là depuis trop longtemps ! Surtout que ça fait sept ans qu’il ne s’est pas adressé directement à son peuple. Il faut nous passer le flambeau, à nous les jeunes !"
Manifestante algéroise de la première heure, Lynda crie aussi son ras-le-bol : "Nous ne pouvons pas nous divertir, il n’y a ni cinéma, ni festival de musique, ni boîte de nuit, excepté dans les quatre ou cinq grands hôtels de la capitale." Les jeunes de moins de 30 ans, qui représentent 54 % de la population, rêvent de loisirs et de culture. Mais aussi de travail : le chômage touche 26 % des 16-24 ans.
Le renoncement du président algérien à un cinquième mandat constitue, pour eux, une première victoire. "Une nouvelle Algérie est en train de naître", assure Salah, même s’il estime que le chemin est encore long. "Il faut un changement radical de régime avec le départ de tous les dinosaures en place, il faut aussi des élections libres dans les plus brefs délais", affirme-t-il. Les propositions annoncées par le régime, prévoyant notamment une nouvelle Constitution soumise à référendum à la suite des travaux d'une Conférence nationale, ne l’ont pas convaincu. "La Conférence nationale est un non-événement, ils veulent juste gagner du temps", dénonce-t-il, avant d’ajouter : "La Constitution n'est pas un cahier de brouillon qu’on peut changer quand on veut."
"L’éveil du corps et de l’esprit"
Une publication partagée par Lynda may®️ (@iguerblynda) le 8 Mars 2019 à 7 :43 PST
Déterminée à prendre son destin en main, la jeunesse jusqu’ici plutôt apolitique s’initie désormais au fonctionnement des institutions. "Ici, les jeunes ont arrêté de regarder les clips de musique ou les vidéos humoristiques sur leur téléphone pour s’intéresser au droit constitutionnel", commente Nassim, qui s’attribue un rôle de pédagogue dans cette crise politique. Sur son compte Instagram, qui compte près de 35 000 abonnés, il livre quotidiennement un décryptage des événements. "Pour la jeunesse qui est restée endormie pendant vingt ans, c’est l’éveil du corps et de l’esprit", s'enthousiasme-t-il. Des affiches proposant des cours de droit constitutionnel sont également collées dans les rues de la capitale.
séances de #droit #constitutionnel. samedi 23/03à partir de 16h à La Baignoire, au 3 rue des frères Oukid, 4ème anti gauche, square Port-Saïd, métro Ali Boumendjel. 1 ère séance: la base du droit constitutionnel( pour ceux que ça intéresse)#Algerie
Lynda MAY (@lyguerb) 18 mars 2019Éveiller les consciences politiques permet à chacun de rester impliqué et mobilisé. Chaque vendredi, les Algériens rivalisent d’inventivité dans leurs slogans. Lynda, responsable en marketing et communication, planche toute la semaine sur ce qu'elle brandit le vendredi. "Celui dont on est le plus fiers, c’est ‘On a demandé des élections sans Bouteflika, on a eu Bouteflika sans les élections’", s’amuse-t-elle. "On n’a pas hésité à égratigner Emmanuel Macron [accusé par le mouvement d’ingérence pour avoir salué la décision du président algérien de reporter le scrutin présidentiel]. "Macron, occupe-toi de tes Gilets jaunes, ça te suffit !", "Macron, t’es libre de choisir une vieille femme, mais laisse nous choisir un jeune président !", pouvait-on lire dans les cortèges du vendredi 15 mars.
Une publication partagée par Lynda may®️ (@iguerblynda) le 8 Mars 2019 à 7 :42 PST
Si l’hostilité est très présente dans les slogans, les manifestants évitent tout dérapage dans les cortèges. "Nos marches sont pacifiques, souligne l’Algéroise de 31 ans. Dans un pays qui a connu dix années de terrorisme, on n'a pas le droit à l'erreur." D'autant que toute manifestation est officiellement interdite depuis 2001 dans la capitale. Résultat : chaque défilé est bien encadré. Rassemblement à 14 heures – à l’issue de la grande prière hebdomadaire musulmane –, puis nettoyage à 17 heures, et à 18 heures, chacun rentre chez soi. Cette démarche civique est reprise sous le hashtag #silmiya ("pacifique", en arabe). "Le moindre faux pas pourrait entraîner l’interdiction de nos rassemblements, la réintroduction de l'état d'urgence, voire même l'intervention de l'armée qui reprendrait ses droits", énumère-t-elle.
"On est la dernière chance pour notre pays"
Pour Lynda, le mouvement ne peut pas s’arrêter. "Il faut aller jusqu'au bout. On est condamnés à réussir pour nos enfants. On est la dernière chance pour notre pays, estime-t-elle. Si le gouvernement reprend la main, le retour de bâton sera rude et le retour en arrière sera rude pour nos enfants."
Pour aller plus loin, Lynda est consciente qu’il faut être plus nombreux. Depuis quinze jours, elle est ravie de voir sa mère participer aux manifestations. "Nos parents ont dans un premier temps suivi les défilés depuis leurs balcons", raconte-t-elle. Les aînés avaient peur, selon elle, de devoir revivre le drame de Tizi Ouzou en 2001. La police avait tiré à balles réelles, provoquant la mort de 126 personnes au cours du "Printemps noir". Rassurés par le climat apaisé, ils sont de plus en plus nombreux à descendre dans les rues le vendredi.
"Revoir des droits qui concerne l’Algérienne"
Conséquence : la révolte de la jeunesse algérienne est désormais un mouvement qui touche toutes les générations et toutes les classes sociales. Les manifestations s’étendent dans les 48 préfectures du pays, de Oran à Constantine, mais aussi en Kabylie, à Annaba et Béjaïa. "L'ampleur est nationale, commente Nassim. Tout le monde veut dire : 'Ma voix compte'".
Les femmes sont également très présentes, à l’image d’Amira, 28 ans, qui manifeste à Oran tous les vendredis avec un groupe d’amies pour appeler à "déraciner tout le clan Bouteflika". Si elle aspire à un bien-être économique et social, elle souhaite aussi une réforme ouvrant plus de droits aux femmes.
À son échelle, cette ancienne étudiante en traduction reconvertie en professeure de fitness estime avoir bravé plusieurs tabous en ouvrant son club de sport. "C'est un refuge où les femmes peuvent s’exprimer autrement qu’avec des mots dans cette société qui les fait passer au second plan", commente-t-elle. Aujourd’hui, Amira espère la fin du code pour la famille (1984), qui place la femme sous la tutelle du père et du mari, alors que la Constitution en fait l’égale de l’homme. "Il faudrait revoir certains droits et obligations qui concernent l’Algérienne d’abord, la musulmane ensuite."
Pour l’heure, l'union est de mise, estime Nassim. "Les gens se retrouvent, on s’est regroupés derrière des problématiques communes", affirme-t-il. "Le courant politique qu’on va choisir demain, c’est pour l’instant secondaire." Mais bientôt viendra le temps où la population devra faire ses choix sur ses aspirations politiques, économiques et sociales. "Ce sera alors la fin de cette belle osmose", conclut-il.