
En Haïti, les manifestants réclament la démission du président Jovenel Moïse, soupçonné de corruption, ainsi qu'une enquête indépendante sur l’utilisation des fonds du programme pétrolier Petrocaribe. Une contestation née sur les réseaux sociaux.
En Haïti, de violentes manifestations réclament depuis une semaine la démission du président Jovenel Moïse et la création d'une enquête indépendante sur la gestion des fonds de Petrocaribe, un programme d’aide lancé par le Venezuela pour vendre du pétrole à crédit, avec un faible taux d’intérêt. Jusque-là muré dans le silence, le chef de l’État a rejeté toute démission, lors d’une allocution télévisée, jeudi 14 février.
La mobilisation autour de "l’affaire Petrocaribe", lancée en août sur les réseaux sociaux, s’est transformée en une manifestation de masse depuis le 7 février. La contestation a fini d’embraser la rue après la publication, fin janvier, d’un rapport de la Cour supérieure des comptes. Cet audit pointe une gestion calamiteuse et de possibles détournements de fonds de près de deux milliards de dollars du programme Petrocaribe, dans un pays qui subit une pauvreté endémique.
Gilbert Mirambeau, à l’origine du hashtag #PetrocaribeChallenge pour demander à la classe politique de rendre des comptes, pouvait-il se douter que son initiative se traduirait, plus de six mois plus tard, par une vague de manifestations mettant en péril la présidence de Jovenel Moïse, soupçonné de corruption ?
Le 14 août, il publie sur Twitter une photo de lui yeux bandés, tenant entre ses mains un carton sur lequel on peut lire une question en créole : "Kot Kòb Petwo Karibe A ???", "Où se trouve l'argent de Petrocaribe ?" C’est le début d’un mouvement citoyen contre la corruption en Haïti, pays classé à la 161e place sur 180 dans l’indice de perception de la corruption de l'ONG Transparency International.
Kot Kòb Petwo Karibe a ???
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Yon katon, yon plim, epi mande palman an kot kòb la! @SenatHaitien @deputeshaitiens @moisejovenel
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.#KotKòbPetwoKaribea#PetwoKaribe#PetroCaribe pic.twitter.com/Eb0L4QVvdW
"Où est passé l’argent ?"
L’alliance Petrocaribe permet à certains États de la zone caraïbe d’obtenir du pétrole vénézuélien à des conditions préférentielles. "Les économies provenant de cet accord étaient censées financer des projets sociaux durables et des investissements stratégiques, visant à aider au développement du pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental", explique-t-on sur le site consacré au mouvement. Des projets dont Haïti n’a jamais vu la couleur.
Durant l'été 2018, de nombreux jeunes se sont mobilisés via les réseaux sociaux derrière le hashtag # PetrocaribeChallenge, pour organiser des manifestations et des sit-in à Port-au-Prince. Objectif : réclamer un audit. Le premier rassemblement a eu lieu le 24 août dernier, devant les locaux de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif.
"Il était temps qu’une nouvelle strate de la société civile se réveille, passe du virtuel au réel. Il était plus que temps qu’elle exige, dans le cadre du sit-in devant la Cour des comptes et du contentieux administratif, le vendredi 24 août 2018, que la lumière soit faite sur l’utilisation du fonds Petrocaribe" écrivait ainsi, dans un éditorial, le quotidien haïtien Le Nouvelliste.
Peu à peu, la diaspora haïtienne réclame des comptes dans plusieurs métropoles du monde : à New York, à Montréal, à Miami ou à Paris, "où est passé l’argent ?" demandent les exilés.
"Scandale considérable"
Le dernier rapport de la Cour des comptes, que l'on doit à cette mobilisation, est sans appel. Une quinzaine d'anciens ministres et hauts fonctionnaires sont épinglés, ainsi que le président lui-même. Les enquêteurs ont noté que la compagnie Agritrans, à l'époque dirigée par Jovenel Moïse, avait été payée pour réhabiliter une route. Mais le contrat pour ce chantier n'a pas pu être retrouvé.
"La corruption fait que l'administration est remplie par les sénateurs, les députés qui utilisent ces espaces pour placer leurs amis, leur famille, des gens sans expérience ou expertise", dénonce auprès de l’AFP Pascale Solages, une jeune femme de 31 ans qui participe à la campagne #PetrocaribeChallenge.
"C’est la première fois qu’on voit une telle prise de conscience (…) de la société civile. C’est un scandale considérable avec des milliards dilapidés, dans un pays qui souffre d’inégalités sociales criantes", estime de son côté Laënnec Hurbon, chercheur au CNRS et professeur de sociologie à l'Université d’État de Port-au-Prince, sur RFI.
Le rapport de fin janvier est parcellaire, et il est loin de lever le voile sur la totalité de l’affaire, nombre de pièces ayant été fournies tardivement, voire ne l’ayant pas été, et un second rapport devrait être remis en avril.
Mais dans un pays où 60 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour et où, depuis deux ans, l'inflation dépasse les 15 %, cet audit, même incomplet, ne passe pas. Pas sûr que la prise de parole de Jovenel Moïse, après sept jours de silence, suffise à calmer une colère populaire qui se cristallise autour de sa personne.