Le conflit diplomatique entre la France et l'Italie est monté d'un cran avec le rappel par Paris de son ambassadeur, à la suite d'une série de "déclarations outrancières" de responsables italiens. Une première depuis la Seconde Guerre mondiale.
Il faut remonter près de 80 ans en arrière pour revivre la même situation. La dernière fois que la France a rappelé son ambassadeur de Rome, c’était en 1940, lorsque Benito Mussolini venait de déclarer la guerre à la France. Un "poignard dans le dos", comme l’avait résumé à l’époque l’ambassadeur André François-Poncet, en quittant le palais Farnèse, le somptueux siège de l’ambassade de France en Italie.
"C’est ce qui se passait autrefois. Au départ, vous rappeliez votre ambassadeur, puis vous partiez en guerre", explique à France 24 Paolo Feltrin, professeur de sciences-politiques à l’université de Trieste. Alors qu’un conflit armé entre les deux voisins et alliés est bien entendu impensable, la décision française de rappeler son ambassadeur est "surtout une mesure théâtrale", note Paolo Feltrin. Pour ce spécialiste, cette escalade diplomatique est un "coup" dicté par des affaires intérieures de l’autre côté des Alpes.
"Cela n’a pas de précédent, depuis la fin de la guerre"
Le rappel de l’ambassadeur couronne une stupéfiante détérioration des relations entre Rome et Paris, 13 mois seulement après l’annonce par Emmanuel Macron et l’ancien gouvernement italien d’un projet de traité d'amitié sur le modèle de celui qui existe entre la France et l'Allemagne depuis 55 ans.
"La France a fait, depuis plusieurs mois, l’objet d’accusations répétées, d’attaques sans fondement, de déclarations outrancières que chacun connaît et peut avoir à l’esprit", a déclaré le ministère des affaires étrangères dans un communiqué. "Cela n’a pas de précédent, depuis la fin de la guerre".
Cette décision fait suite à une série de d’insultes personnelles visant Emmanuel Macron par deux responsables politiques italiens le ministre de l'Intérieur Matteo Salvini et le vice-Premier ministre Luigi Di Maio, figures de proue du gouvernement populiste italien. Les tensions ont atteint un point critique cette semaine quand Di Maio, qui dirige le Mouvement 5 Étoiles, est allé à la rencontre en France de membres des Gilets jaunes.
Selon lui, l’objectif de ce déplacement était de préparer un front commun en vue des élections européennes de mai prochain. Luigi Di Maio a d’ailleurs écrit sur son compte Twitter : "Le vent du changement a franchi les Alpes". En réponse, Paris a vivement réagi en affirmant que "cette nouvelle provocation n’est pas acceptable entre pays voisins et partenaires au sein de l’Union européenne".
La rencontre de Luigi Di Maio avec des Gilets jaunes
Oggi con @ale_dibattista abbiamo fatto un salto in Francia e abbiamo incontrato il leader dei gilet gialli Cristophe Chalençon e i candidati alle elezioni europee della lista RIC di Ingrid Levavasseur.
Il vento del cambiamento ha valicato le Alpi. pic.twitter.com/G8E0ypLalX
Coloniser l’Afrique
Les autorités françaises se sont habituées au changement de ton opéré par les populistes au pouvoir à Rome, accueillant leurs provocations par un haussement d’épaules et un soupir. Mais cette posture a changé le mois dernier lorsque Luigi Di Maio a directement accusé la France de continuer à coloniser d’Afrique.
Le vice-président du Conseil italien a appelé l'Union européenne à prendre "des sanctions" contre les pays qui, à commencer par la France, "appauvrissent l'Afrique" et sont selon lui à l'origine du drame des migrants en Méditerranée. "Si aujourd'hui il y a des gens qui partent, c'est parce que certains pays européens, la France en tête, n'ont jamais cessé de coloniser des dizaines de pays africains", a insisté Luigi Di Maio.
Lui emboîtant le pas, le ministre italien de l'Intérieur, Matteo Salvini, a surenchéri en s’en prenant directement au chef d’État français. "J'espère que les Français pourront se libérer d'un très mauvais président, et l'occasion est celle du 26 mai (les élections européennes) quand finalement le peuple français pourra reprendre en main son avenir et son destin, son orgueil mal représentés par un personnage comme (Emmanuel) Macron", a-t-il écrit sur sa page Facebook.
"La disparition de l’étiquette diplomatique est un phénomène universel"
Pour Paolo Feltrin, ce ton peu diplomatique adopté par les nouveaux dirigeants italiens est le reflet d’une nouvelle tendance mondiale caractérisé par les Brexiters, la Chine de Xi Jinping ou encore le président américain Donald Trump. "La disparition de l’étiquette diplomatique est un phénomène universel", explique-t-il. "L’émergence d’une nouvelle génération de politiciens utilisant les réseaux sociaux balayent les anciennes règles du jeu. Les politiciens utilisent désormais la politique étrangère pour atteindre des objectifs nationaux. Ils savent que ce qui était autrefois une activité opaque peut désormais changer l’opinion publique".
Face à ce changement, les diplomates de carrière perdent peu à peu de leur influence. Dans le cas de l’Italie, la politique étrangère est ainsi tombée aux mains de deux ministres dont ce n’est pas le portefeuille : Matteo Salvini à l’Intérieur et Luigi Di Maio qui dispose du ministère du ministère du Travail et du développement économique.
"Dans quel autre pays, la politique étrangère est l’affaire du ministère du travail ?", s’interroge ainsi Paolo Feltrin, tout en pointant le fait que le Premier ministre Giuseppe Conte et son modéré ministre des affaires étrangères Enzo Moavero Milanesi ont été largement mis à l’écart. Pour preuve, la crise diplomatique de jeudi est intervenue alors même qu'ils étaient à l’étranger, le premier au Liban, le second en Amérique latine.
En l’absence du ministère des Affaires étrangères, son secrétaire d’État Manlio Di Stefano, un membre du Mouvement 5 Étoiles, qui avait récemment insinué que "Macron avait le syndrome du petit pénis", a réagi au rappel de l’ambassadeur français en le qualifiant de "provocation".
Un calcul intérieur
Selon de nombreux analystes, la dégradation des relations entre Rome et Paris est la conséquence de calculs internes des deux pays. D’un côté, les difficultés d’Emmanuel Macron sur le plan national l’ont rendu une cible bien plus facile qu’il y a quelques mois. De l’autre côté, le parti de Luigi Di Maio est aussi dans une position délicate. Il a perdu du terrain face à La Ligue de Matteo Salvini qui fait la course en tête dans les sondages.
Il y a encore dix mois, le parti de Luigi Di Maio était pourtant en pourparlers avec la République en Marche du président français pour former un groupe commun au parlement européen. Désormais, il est à la lutte avec la Ligue pour être son adversaire le plus virulent. De cette manière, il espère reprendre une posture anti-système qui l’avait menée jusqu’à la victoire dans les urnes l’an dernier. Son soutien enthousiaste pour les Gilets jaunes en est le parfait exemple.
"Le Mouvement 5 Étoiles, bien plus que Salvini, a fait de la France son bouc émissaire pour gagner des points sur le plan national", avait résumé à France 24 Pierangelo Isernia, un professeur de sciences politiques à l’Université de Sienne, peu après la polémique sur le rôle de la France en Afrique."Nous sommes dans une nouvelle phase de luttes entre l’Italie et l’Union européenne dans laquelle la France a remplacé l’Allemagne comme premier responsables des maux italiens".
La responsabilité de Macron
La France et son président ont aussi leur part de responsabilité dans cette dégradation des relations. Emmanuel Macron a tiré les premières flèches en accusant la politique du gouvernement italien envers les migrants d’être "inhumaine" et en dénonçant la "lèpre qui monte" en Europe. La décision du gouvernement français de fermer la frontière aux migrants a créé des goulots d’étranglement au nord de l’Italie. L’incursion de la police française de l’autre côté de la frontière pour stopper les migrants dans les Alpes a également aggravé les tensions, de même que les divergences sur le dossier libyen empoisonne les relations franco-italiennes depuis de longs mois.
Mais, par-dessus tout, Macron a pris plaisir à s’opposer aux populistes européens, de l’italien Matteo Salvini au Hongrois Viktor Orban. "Le président Macron voit ces personnalités 'anti-establishment' comme des cibles idéales, mais l’inverse est aussi vrai", note le professeur Jan Zielonka, de l’Université d’Oxford, tout en ajoutant que le chef d'État français "incarne l’exemple parfait de l’establishment libéral qu’ils détestent".
Selon Jan Zielonka, la décision française de rappeler son ambassadeur offre au gouvernement italien “une opportunité de gagner des points juste avant les élections européens”. Juste après cette annonce, Matteo Salvini et Luigi Di Maio, ont tous deux réagi par communiqué en affirmant qu’ils étaient prêts à discuter avec Emmanuel Macron et son gouvernement. Ils ont aussi rejeté le fait qu’ils cherchaient un bras de fer avec la France. Mais pour Sebastian Maillard, responsable de l’Institut Jacques Delors, il y a peu de raisons pour que les Italiens tempèrent les tensions : "Je ne vois pas en quoi Di Maio et Salvini y gagneraient en mettant un terme à l'affrontement alors que cela sert leur politique intérieure."
Article traduit par Stéphanie Trouillard. Pour lire l'article en anglais, c'est ici.