L’ouverture à la circulation, le 16 mai, du pont qui relie la Crimée à la Russie continentale permet au président russe, Vladimir Poutine, de cimenter l'annexion contestée de cette région. Mais à quel prix ?
Le président russe, Vladimir Poutine, a réussi là où Adolf Hitler et l’Armée rouge avait échoué. Il a inauguré, mardi 15 mai, le premier pont permettant de relier la Russie continentale à la Crimée. Les Russes n’auront plus à prendre l’avion ou le bateau pour rejoindre cette région que Moscou a annexé de facto en 2014.
Les voitures peuvent, officiellement depuis ce mercredi, emprunter les 19 kilomètres qui relient la pointe de la région de Krasnodar aux abords de la ville de Kertch, à l’est de la Crimée. En théorie, car le réseau routier, des deux côtés du pont, n’est pas encore prêt pour gérer un trafic qui pourra atteindre 40 000 voitures par jour (contre 130 000 véhicules par jour pour le pont Vasco de Gama au nord de Lisbonne).
Poutine est venu, a roulé, a vaincu
Mais qu’importe pour le maître du Kremlin. La réalisation de cette jonction relève avant tout du symbole. Le plus long pont d’Europe (devant celui du nord de Lisbonne qui mesure 17 km) raccroche physiquement la Crimée à la Russie. Il enfonce ainsi un peu plus le clou du rattachement de ce territoire à Moscou, dénoncé par la quasi-totalité de la communauté internationale.
Vladimir Poutine a d’ailleurs transformé l’inauguration du pont en véritable show télé tout à sa gloire et à celle de son grand projet territorial. Habillé en jean et en veste décontractée, il a pris le volant d’un camion orange – non sans avoir auparavant taillé un brin de causette avec un ouvrier – pour atteindre l’autre rive sous le regard des téléspectateurs qui pouvaient suivre sa virée grâce à une caméra installée dans l’habitacle du véhicule. Le président russe s’est prêté à toute cette mise en scène sans se départir du sourire de celui qui est venu, a roulé et a vaincu… malgré les sanctions internationales.
Opening of Crimean Bridge motorway sectionhttps://t.co/RgFOjKKV6m pic.twitter.com/I84HO3qBDA
Vladimir Putin (@PutinRF_Eng) 15 mai 2018Les puissances occidentales et l’Ukraine ne se sont pas trompées sur la portée du symbole. Kiev a jugé qu’il s’agissait d’un pont qui serait utile “aux envahisseurs [russes] lorsqu’ils seront obligés de fuir l’Ukraine à toute vitesse”. Bruxelles a dénoncé une “nouvelle violation de la souveraineté ukrainienne et de l’intégrité de son territoire par la Russie”. Washington a profité de l’occasion pour répéter que l’administration américaine considérait la Crimée comme une partie de l’Ukraine et que cette inauguration “rappelait au monde la volonté de Moscou de bafouer le droit international”.
Mais le pont n’est pas qu’une nouvelle provocation du Kremlin. Pour la population de Crimée, il représente l’espoir d’une véritable bouffée d’air économique. Depuis l’annexion du territoire par la Russie, l’Ukraine refuse que les marchandises à destination de la Crimée transitent par son territoire. Les biens doivent être transportés par avion ou par bateau, ce qui coûte plus cher. La nouvelle liaison terrestre doit permettre de faire des économies… à plus ou moins long terme.
“Le roi des marchés publics”
En effet, le pont comporte aussi des voies de chemin de fer pour le fret. Mais les trains ne pourront pas l’emprunter avant la fin de l’année au mieux, a reconnu Vladimir Poutine. Une partie de l’infrastructure ferroviaire doit encore être aménagée.
Cette dernière étape alourdira une facture que les critiques du projet trouvent déjà très élevée. La construction du pont a, en effet, coûté 3,6 milliards de dollars. C’est plus de trois fois le prix du pont Vasco de Gama de Lisbonne, qui ne mesure que deux kilomètres de moins.
Cette différence s’explique par les caprices de la nature qu’il a fallu dompter pour satisfaire les exigences du maître du Kremlin. Il existe, en effet, des risques sismiques dans la zone, et les vents peuvent y être très violents. Ces contraintes naturelles expliquent pourquoi toutes les tentatives avaient jusqu’à présent été abandonnées. La structure a dû être fortement renforcée pour garantir sa solidité.
#Crimea bridge, inaugurated by President #Putin today, is the longest bridge in #Europe. Watch this spectacular timelapse of the bridge's construction | #CrimeaIsRussia pic.twitter.com/jRTvA4l36T
RussianEmbassy Malta (@RusEmbMalta) 15 mai 2018Ces investissements très lourds se sont aussi faits aux dépens d’autres projets d’infrastructure. La Russie se situe à la 94e place mondiale pour la qualité de ses routes et voies ferrées, d’après la Banque mondiale. Les sommes investies dans le pont a contraint les autorités à mettre entre parenthèse la rénovation de certains autres axes de transport, rappelle le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Certains Russes auraient préféré qu’un ferry à grande vitesse soit mis en service entre la Crimée et la Russie continentale afin de dégager des fonds pour d’autres projets, souligne le Washington Post.
Une option qui n’a pas été retenue par Moscou, pour le plus grand plaisir d’un proche de Vladimir Poutine. La réalisation de ce mégaprojet a, en effet, été accordée à Arkady Rotenberg, un ami de longue date du président russe et son ancien partenaire de judo. Le milliardaire lui doit une grande partie de sa fortune depuis qu’il l’a nommé, au début des années 2000, à la tête du premier fabricant russe de Vodka puis en a fait l’exécutant principal de ses projets d’infrastructures. En 2016, l’édition russe du magazine Forbes avait même surnommé Arkady Rotenberg “le roi des marchés publics” : il avait alors remporté pour 9 milliards de dollars de contrat avec l’État, bien plus que n’importe quel autre oligarque. Un petit pont entre amis pour faire enrager ses ennemis.