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Cannes, jour 1 : plaire, aimer et écrire vite

À quelques heures du coup d'envoi du festival de Cannes - l'un des événements les plus médiatisés au monde -, les journalistes s'apprêtent à se conformer aux nouveaux horaires des projections presse. Une nouvelle grille qui inquiète la profession.

Alors que le site Mediapart a fait savoir ce week-end qu'il n'irait pas sur la Croisette parce que le festival ne sait pas se renouveler (on synthétise), nous souhaitons apporter notre modeste pierre (à peine un caillou) au débat en rappelant que, et bien si, justement, Cannes a apporté, cette année, une modification de taille dans son organisation que nous pensions immuable. On ne vous parlera pas ici de l'interdiction des selfies sur le tapis rouge (qui en a vu d'autres), le sujet a déjà fait l'objet de nombreux articles (dont celui de Mediapart), inutile donc de s'attarder. De fait, la véritable révolution de palais de cette 71e édition concerne la presse et, donc, par ricochet (tiens, encore un caillou), l'auteur de ces lignes.

Pour que tout le monde puisse mesurer l'ampleur de la réforme (que même le gouvernement Macron, il n'aurait pas osé), disons qu'il s'agit ni plus ni moins de l’abolition d’un privilège. Celui qui, depuis que Cannes est Cannes (c'est-à-dire la nuit des temps), permettait aux journalistes accrédités de voir un film en compétition quelques heures avant sa présentation de gala en présence du réalisateur, des acteurs et des actrices, des producteurs et des productrices, et, bien sûr, du public. En clair, les critiques voyaient le film le matin à 8 h 30, écrivaient dans la foulée tout ce qu'ils en pensaient de bien, de mal ou de moyen et publiaient l'article avant que l'équipe dudit film soit appelée à effectuer la très médiatisée montée les marches. La mécanique était bien huilée et se mettait de nouveau en branle le soir : les critiques voyaient un autre film en compétition à 19 heures et bénéficiaient de 24 heures avant la projection de gala pour écrire tout ce qu’ils en pensaient de bien, de mal ou de moyen.

Tout cela est fini puisque, désormais, la presse découvrira les films au mieux en même temps que le public (la honte) au pire le lendemain (le déshonneur). Bref, il faudra que les journalistes écrivent vite (et bien, tant qu’à faire) s’ils veulent que leurs compte-rendus ne soient pas trop distancées par l’actualité du tapis rouge, où un film en chasse très vite un autre. Inutile de dire que les journalistes toujours prompts à râler (alors que, bon, ils sont payés pour aller au cinéma) ont fait savoir tout le mal qu’ils pensaient de cette "chronologie des médias". Au moment de l’annonce de la nouvelle grille des programmes en mars dernier, le Syndicat français de la critique du cinéma (SFCC) disait craindre que le décalage horaire ne pousse les rédactions à "privilégier les images aux textes et les tableaux d’étoiles aux analyses critiques. C’est la pratique de notre métier et le temps nécessaire pour analyser et commenter les œuvres présentées au Festival de Cannes qui sont ici en jeu”.

"Oukase horaire"

Il n’en fallait pas plus, en tous cas, pour que les auteurs de cet "oukase horaire", à savoir Thierry Frémaux, le délégué général du festival, et Pierre Lescure, son président, ne fussent accusés de vouloir ménager les stars au détriment des forçats de la presse, de vouloir éviter, comme il y a deux ans, qu’un Sean Penn, dont le film "The Last Face" s’était fait éreinter quelques heures plus tôt, ne monte les marches avec la tête d’un général vaincu subissant l’humiliation d’un passage sous les fourches caudines des photographes. Pour leur défense, les organisateurs affirment avant tout vouloir refaire de Cannes un festival de "vraies avant-premières" avec de "vrais festivaliers", c’est-à-dire un public endimanché qui saura accueillir les films avec plus d’enthousiasme et de bienveillance que des journalistes aussi mal lunés que fagotés.

Toujours est-il que cette nouvelle règle donnera lieu à des situations assez inédites où certains films en compétition seront plus accessibles à Paris, Rennes ou Lyon que sur les lieux du festival. Ce mardi 8 mai, le film d’ouverture, "Everybody knows" de l’Iranien Asghar Faradhi, sera présenté sur la Croisette simultanément au public et à la presse à 20 h 30, alors que plusieurs salles l’auront déjà projeté un peu partout en France. Jeudi, "Plaire, aimer et courir vite" du Français Christophe Honoré, lui aussi en lice pour la Palme d’or, sera présenté à la presse du festival alors qu’il sortira en même temps dans tous les cinémas de l’Hexagone. Problème de riche, direz-vous, mais comme le signalait le SFCC, les journalistes pourraient être tentés de rattraper leur retard en privilégiant la publication expéditive d’avis tranchés et sans nuance ("En un mot : nul"). D’autres, plus scrupuleux, pourraient se détourner du rythme soutenu de la compétition pour privilégier les sélections annexes, comme la Quinzaine des réalisateurs ou la Semaine de la critique, que l’on sait moins soumises à l’immédiateté médiatique puisque les films qui y sont présentés ne font pas l’objet de montée des marches officielle. Rien n’étant inscrit dans le marbre, Thierry Frémaux a indiqué que cette édition 2018 avait valeur de test. Si la nouvelle grille horaire ne profite pas à la sélection officielle, nul doute que l’ancienne fera sa réapparition.

Ecrire vite, donc, mais ne pas écrire trop vite. Après nous être répandus sur les "grands absents dont on va parler sur la Croisette", l’actualité est venu rattraper notre travail avec l’annonce, dimanche, de la mort de Pierre Rissient. Davantage connu des cercles cinéphiles que du grand public, cette grande figure de l’ombre a marqué Cannes de son empreinte. La disparition, deux jours avant le début des festivités, de celui qui fut un précieux conseiller artistique du festival apparaît comme un mauvais coup du sort.

Pierre Rissient vient de disparaître. En hommage et dans la tristesse, nous voulons publier ces quelques mots et dédier le Festival de #Cannes2018 à ce grand ami de Cannes et cette grande figure de la cinéphilie: https://t.co/lA0pUNVXau #ThierryFrémaux pic.twitter.com/dK2y4jEHqE

  Festival de Cannes (@Festival_Cannes) 6 mai 2018

Dans son ouvrage "Sélection officielle", Thierry Frémaux avait consacré de larges passages à cet amoureux du cinéma qui fut tour à tour programmateur, critique, assistant-réalisateur de Jean-Luc Godard (sur "À bout de souffle"), cinéaste, attaché de presse et, surtout, dénicheur de talents. C’est à lui que l’on doit les premières venues à Cannes de Martin Scorsese (c’était en 1973 avec "Mean Streets"), de Jane Campion ou de Quentin Tarantino, trois prestigieux lauréats de la Palme d’or. À lui aussi que l’on doit en partie la découverte en France de grands noms du cinéma asiatique (Hou Hsiao-hsien, Zhang Yimou, King Yu). Avant sa mort, le festival de Cannes avait prévu de montrer en sa présence l’un de ses films "Cinq et la peau" dans le cadre de la programmation Cannes Classics (sélection dans laquelle on retrouve cette année Stanley Kubrick, Yasujiro Ozu, Alfred Hitchcock, Billy Wilder…). La projection se fera en son absence, mais son esprit hantera l’ensemble de la quinzaine. Pierre Rissient sera le grand absent de cette 71e édition.