
Alors que l'évolution des pratiques de consommation des spectateurs bouscule les habitudes de l'industrie cinématographique, on est allés à la rencontre de Thomas Thevenin, directeur marketing de la plateforme française e-cinema.com.
Lors de la cérémonie de clôture du festival international du film policier de Beaune, le polar sud-coréen "La mémoire assassine" recevait le prix du jury de cette 10e édition, samedi 7 avril. La particularité de ce film ? Il ne sortira pas en salles en France, faute d’avoir trouvé un distributeur, mais sera mis en ligne le 13 avril sur la plateforme française e-cinema.com, lancée il y a quelques mois par Frédéric Houzelle, Roland Coutas et Bruno Barde – aussi directeur des festivals de Gérardmer, Deauville, Marrakech... et Beaune.
Si la sélection du film du réalisateur Won Shin-yu n’a dérangé personne à Beaune, le même scénario n’aurait pas pu se dérouler à Cannes. Et pour cause. Suite à la polémique de la nomination en compétition des films "Okja" et "The Meyerowitz Stories" acquis par Netflix en 2017, le festival a adapté son règlement en y ajoutant l’obligation d’être distribué en salles pour concourir à la Palme d’or. Dans une récente interview au Film français, Thierry Frémaux regrettait que les longs-métrages de Bong Joon-ho et Noah Baumbach sélectionnés l’an passé se soient "perdus dans les algorithmes" de la plateforme et "n’appartiennent pas à la mémoire cinéphile".
Des prises de position tranchées
Dans la foulée, de nombreux acteurs de l’industrie cinématographique ont pris position sur l’épineuse question de la place des plateformes de SVOD en France, dont le marché a explosé de + 200 % entre 2014 et 2016 d’après un bilan du CNC. Des réactions souvent extrêmes à l’image de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) qui remettait en cause le statut "d’œuvre cinématographique" d’un film à partir du moment où il était diffusé sur petit écran. Dans la même veine à l’international, le réalisateur Steven Spielberg estimait "qu’une fois que vous vous soumettez au format télé, vous êtes un téléfilm" et vous ne "méritez pas d’être nommés aux Oscars".
"Les prises de position de chacun sont avant tout symboliques et transitoires"
"Je pense qu’aujourd’hui, les prises de position de chacun sont avant tout symboliques et transitoires", réagit pour Mashable FR Thomas Thevenin, directeur marketing de la plateforme française de SVOD e-cinema.com, créée le 1er décembre 2017 et disponible sur iOS et Android. "Dans ces périodes de transition, tout le monde a tendance à vouloir affirmer sa puissance, son statut, sa place dans l’industrie cinématographique. Et Cannes est un phare, un symbole qui se doit d’influer dans le débat."
Pour l’ancien directeur marketing et nouveaux médias de Pathé, cette levée de bouclier n’est pas si inquiétante que ça. "Toutes les révolutions technologiques successives ont engendré un phénomène de peur. Quand la télévision est arrivée, on a cru que la salle de cinéma allait mourir. Puis ça a été pareil avec la VHS", poursuit-il. "Je me souviens d’avoir commencé à travailler dans l’industrie avec l’arrivée du DVD, et les salles refusaient de diffuser de la publicité pour le DVD parce qu’elles estimaient que ça allait les tuer. Ça n’a pas été le cas. Et Internet ne le fera pas non plus."
S'adapter aux nouveaux modes de consommation
À vrai dire, on pourrait même voir dans ces prises de positions le signe positif que le changement est en train de s’accomplir. Et que l’industrie se décide enfin à prendre en compte les mutations des modes de consommation des Français. "Les nouvelles générations sont des enfants de la révolution "atawad", any time, any where, any device [n’importe quand, n’importe où, sur n’importe quel appareil] : ils ont un smartphone, un ordinateur, une tablette et une télé à la maison et veulent pouvoir accéder à un contenu, un film, une série, une musique à la demande", analyse Thomas Thevenin. Ajoutez à cela l’hyper concentration géographique des salles sur le territoire français et leurs choix de films souvent frileux, logique de rentabilité oblige, et voilà que les plateformes de VOD et SVOD s’imposent comme une solution irrésistible.
Dans ces discussions entre les différents acteurs de l’industrie cinématographique, "la convergence est aussi souhaitable qu’inévitable" pour le porte-parole de e-cinema.com. Et cette convergence devra impérativement passer par une réforme de la sacro-sainte chronologie des médias française. Aujourd’hui, un film déprogrammé d’une salle après deux semaines d’exposition faute de notoriété doit attendre trois ans avant de pouvoir être disponible en vidéo à la demande payante.
Chronologie des médias et création
Deux médiateurs missionnés par le ministère de la Culture ont justement présenté le 29 mars un "texte de compromis", écrit Le Monde, censé réajuster cette chronologie des médias. Seulement les changements de fenêtres d’exploitation proposés sont plus que timides et totalement détachés des usages des consommateurs. Et pour pouvoir diffuser plus rapidement des œuvres après leur sortie en salles, les plateformes devraient s’engager à verser un minimum garanti par abonné : si l’opportunité de financer ainsi le cinéma hexagonal est louable, les montants évoqués semblent totalement rebutants pour les plateformes.
"On devine l’envie et la nécessité d’obtenir quelque chose de vertueux de la part de ces plateformes"
"Ce qu’on devine en filigrane des propos de Thierry Frémaux mais aussi de la direction que prennent les autorités françaises, c’est l’envie et la nécessité d’obtenir quelque chose de vertueux de la part de ces plateformes, de les intégrer à la création", analyse Thomas Thevenin pour Mashable FR. "Et comme la différenciation de ces plateformes se fait aujourd’hui avant tout sur les contenus originaux, et donc la nécessité de produire, il faut bien évidemment qu’elles participent à la création." Mais peut-être sous une forme plus réaliste.
Quand Netflix, Amazon Prime et Hulu inondent leurs abonnés de créations originales, les Français d’e-cinema.com envisagent eux aussi de passer à la production d’ici 2019. Et quand le directeur de la photographie de "Stranger Things" (Netflix) nous assurait avoir "composé l’essentiel des images de façon à ce que l’impact émotionnel soit le même sur grand ou petit écran", Thomas Thevenin imagine que "les cinéastes avec lesquels on a déjà discuté pour ce type de projet seront naturellement intéressés à réfléchir aux conditions de diffusion de leur œuvre". Sans que cela ne remette jamais en cause la qualité de la production cinématographique qu’ils proposeront.
"Je préfère que mon fils lise Proust sur une tablette plutôt qu’il ne le lise pas du tout", clamait Bruno Barde, directeur artistique de la plateforme, lors du festival du film de Deauville.
Alors dans le pays où est né le cinéma, il serait peut-être temps qu’on voit comme une chance la diversification des moyens de diffusion d’une œuvre.
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