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Réessayer"Sortons de la médiocrité, qu’ils s’en aillent tous !", pouvait-on lire sur les pancartes brandies par une marée de jeunes dans les rues de Lima. La capitale et les grandes villes du Pérou ont vu déferler mercredi 15 octobre une génération entière, celle des moins de 30 ans, décidée à rompre avec une classe politique corrompue, sur fond d’insécurité record.
Cette journée a été la plus violente depuis le début, il y a un mois, de la mobilisation contre le pouvoir. Un homme de 32 ans a été tué par un tir "pouvant être le fait d’un policier en civil", selon la Coordination nationale des droits humains, principale ONG péruvienne en la matière. Dans la nuit, le bilan faisait état d’au moins 102 blessés, dont 78 policiers. Plusieurs photojournalistes ont également été touchés par des tirs de plombs et des gaz lacrymogènes.
Tout est parti des réseaux sociaux - TikTok, X -, mais aussi des collectifs étudiants et des jeunes travailleurs. Très vite, la contestation a dépassé les cercles militants. Chauffeurs, commerçants, artistes, ou associations régionales… tous ont rejoint les cortèges à Lima, Arequipa, Cusco et Puno.
Une nomination qui ravive la défiance
"Cette colère populaire s’explique par l’incapacité des pouvoirs publics à offrir le moindre espoir", analyse Lissell Quiroz, historienne et professeure d’études latino-américaines à CY Cergy Paris Université. "En dix ans, le Pérou a connu huit présidents, presque tous impliqués dans des affaires de corruption ou de violation des droits humains. La jeunesse, comme la population en général, n’a plus aucune confiance."
La semaine dernière, la destitution de la très impopulaire présidente Dina Boluarte et la nomination automatique de José Jeri, ex-président du Parlement, ont mis le feu aux poudres. Pour beaucoup, il incarne la continuité d’un système discrédité. "Nous ne pouvons pas permettre à Jeri, accusé de corruption et de viol, de nous représenter", dénonce Alejandro Revilla, du collectif Jeunes Leaders pour le Pérou, auprès d’El Pais.
Visé début 2025 par une plainte pour viol - classée sans suite par un procureur lui-même accusé de corruption - José Jeri peine à convaincre. Son discours d’"empathie et de réconciliation nationale" n’a pas suffi à faire oublier son passé controversé, marqué par des accusations d’enrichissement illicite lorsqu’il siégeait à la commission du Budget du Parlement. La nomination de son Premier ministre, Ernesto Alvarez, qui a comparé les manifestants de la génération Z à des "terroristes", a enfoncé le clou.
"La multiplication des scandales et des procédures judiciaires contre les présidents successifs a considérablement affaibli l’exécutif", explique Gaspard Estrada, politologue et membre de l'unité Sud Global à la London School of Economics. "Résultat : le Parlement, qui est une institution pourtant très mal vue par la société péruvienne, s’est arrogé un pouvoir croissant, au détriment de l’équilibre institutionnel."

Dans les cortèges, la colère vise tout autant le président que le Parlement. "Le pouvoir exécutif se vide et reste là, mais le véritable problème réside au sein du Parlement, le pouvoir législatif, qui est beaucoup plus difficile à éliminer", déplore Jorge Falcon, architecte de 26 ans, interrogé par l’AFP. "Et ce sont eux qui font les lois dans ce pays !"
Comme ailleurs dans le monde - au Népal, en Indonésie, au Maroc ou à Madagascar - la Gen Z péruvienne a trouvé son symbole : le drapeau pirate de Luffy, héros du manga One Piece, flotte sur les places, revisité à la mode andine avec un bonnet péruvien remplaçant le chapeau de paille. Et elle scande à tue-tête un slogan historique en Amérique latine : "Le peuple uni ne sera plus jamais vaincu".
Une génération livrée à elle-même
Âgée de 18 à 30 ans, cette jeunesse s’est forgée dans la précarité. "Ce sont des jeunes très conscients politiquement, mais livrés à eux-mêmes, sans beaucoup de repères ni perspectives", souligne Lissell Quiroz. "Ils travaillent dur, cumulent des emplois précaires parfois sept jours sur sept, pour des salaires de misère. D'autres s’endettent pour étudier dans un système privé devenu hors de prix. Ils n’entrevoient aucun avenir stable."
L’insécurité omniprésente nourrit aussi leur désespoir. La fusillade lors d’un concert du groupe de cumbia Agua Marina, qui a fait cinq blessés la semaine dernière à Lima, a ravivé leur colère face au crime organisé. Le président de l'Association des artistes et entrepreneurs du Pérou, Walter Dolorier, a assuré que les musiciens avaient reçu des "menaces" de la part de groupes criminels.

Entre janvier et mi-août, 6 041 personnes ont été tuées, soit le chiffre le plus élevé pour la même période depuis 2017, selon les chiffres officiels. Les plaintes pour extorsion ont bondi de 28 % par rapport à 2024, atteignant un total de 15 989 sur les sept premiers mois de l’année.
Face à cette spirale de violence, Gen Z et travailleurs unissent leurs voix. "Les jeunes partagent nos préoccupations face à la criminalité et sont solidaires avec nous, car nous sommes les plus vulnérables", explique Walter Carrera, vice-président de l'Association nationale et internationale des transporteurs (Asotrani), au journal péruvien El Comercio. "Ensemble, nous défendons la vie des citoyens et l’État de droit."
Entre janvier et août, 180 chauffeurs de taxi moto, taxi ou bus ont été assassinés, parfois avec leurs passagers, selon un rapport de l'Observatoire de la criminalité et de la violence, relate la radio RPP.
Une colère sans débouché politique
"Cette génération n’exprime que les dysfonctionnements et le malaise structurel de tout le pays", résume Lissell Quiroz.
Très présentes également dans les cortèges, les jeunes féministes donnent le ton de la contestation. "Elles protestent contre un président intérimaire accusé de viol, mais aussi contre un État qui exerce une violence systémique envers les femmes depuis des décennies", poursuit l’historienne. "Beaucoup sont les filles ou petites-filles de femmes stérilisées de force sous Alberto Fujimori et réclament toujours justice."


Dans le pays, les moins de 30 ans représentent désormais un électeur sur quatre, et 2,5 millions d’entre eux voteront pour la première fois lors de la présidentielle prévue au printemps 2026. Une génération numériquement décisive, mais politiquement orpheline. Pour Gaspard Estrada cette "absence de canal institutionnel pour exprimer la colère" alimente la crise actuelle. "Il y a beaucoup de partis, beaucoup de candidats, mais très peu d’idées qui émergent. Tant que ce vide perdurera, la contestation ne s’éteindra pas."
Lissell Quiroz partage ce constat d’un vide politique qui étouffe la jeunesse : "La question est de savoir si des leaders émergeront pour porter leur parole. C’est légitime que cette jeunesse s’exprime : elle n’a jamais été entendue, alors qu’elle fait face aux fractures profondes du pays."
Dans le cortège de la manifestation à Lima, Maria Holgado, étudiante de 27 ans, ne cache pas son amertume : "Personne ici ne cherche à améliorer la situation du pays", glisse-t-elle à l’AFP. "Ils cherchent seulement à redorer leur image et à rester au pouvoir encore plusieurs années, comme ils le font actuellement."
