envoyé spécial à Paris – Dans la nuit de jeudi à vendredi, quelque 2 000 personnes, fonctionnaires et citoyens volontaires, ont pris part au recensement des sans-abri organisé par la mairie de Paris. France 24 a suivi une maraude dans le 20e arrondissement.
"J’espère que vous avez mis de bonnes chaussures." Il est 20h45 à la mairie du 20e arrondissement de Paris. Luisa Landa distribue à son équipe le tracé de la maraude qu’ils devront effectuer dans un peu plus d’une heure. "J’ai l’impression qu’on a hérité du plus grand secteur", lance Nathalie Maquoi en découvrant la zone à parcourir : une quinzaine de pâtés de maisons coincées entre le boulevard périphérique et l’ancienne petite ceinture ferroviaire. Celle-ci connaît bien le quartier, elle siège au conseil municipal de l'arrondissement, l’un des plus populaires de la capitale française.
L’élue fait partie des quelque 1700 bénévoles participant, en cette soirée du jeudi 15 février, à la Nuit de la Solidarité, une opération de la mairie de Paris visant à dénombrer les sans-abri. De 22 heures à 1 heures du matin, 350 équipes composées de travailleurs sociaux, de fonctionnaires et de citoyens volontaires vont sillonner, une à une, les rues de la ville afin de déterminer le nombre de personnes dormant dehors. Et d'évaluer leurs besoins à l'aide d'un questionnaire, anonyme, portant sur leur situation. L’objectif étant, selon la municipalité, de mieux adapter ses dispositifs d’aide, notamment en période de grand froid.
Pour le 20e arrondissement, c’est une centaine de "maraudeurs" qui vont être mobilisés au sein de 19 groupes, chacun dirigé par un professionnel de l’action sociale. Luisa Landa, directrice adjointe d’une structure Emmaüs Solidarité, a été désignée cheffe de l’équipe 16. "Il faut qu’on organise notre itinéraire si on ne veut pas faire des kilomètres pour rien", dit-elle à ses partenaires du soir qui s’apprêtent, pour la plupart, à effectuer leur toute première maraude. "L’idée, c’est de rester groupés mais d’être seulement deux pour interroger un sans-abri. On ne fait pas comme les mouches sur un pot de miel."
Les "règles d'or" de la maraude
Éviter d’être en surnombre lors des prises de contact est l’une des "règles d’or" enseignées aux volontaires avant leur départ sur le terrain. Parmi les autres consignes délivrées durant la formation express : "On ne tutoie pas les personnes interrogées", "on ne les réveille pas s’ils dorment", "on garantit leur anonymat"… Il est également interdit - et cela vaut surtout pour les journalistes assistant à l’opération - de photographier ou des filmer les interventions. Quant aux zones d’inspection, elles sont limitées à la rue ; le contrôle des stations de métro et des gares étant assuré par la RATP et la SNCF.
Pour les bénévoles volontaires, le plus difficile à appréhender reste la détection des personnes susceptibles d’être "en situation de rue". "Doit-on interroger tout le monde ?", demande Iman, une juriste de 27 ans qui vient d’emménager dans le 20e arrondissement. "C’est à l’appréciation de chacun", lui répond-on. "Il y a parfois des indices : une personne en stationnement près d’un banc, une bouteille d’alcool posée à ses pieds…" Reste que, souvent, il n’existe pas de signes visibles du "sans-abrisme".
Dans l’équipe de Luisa, les volontaires ont pour la plupart une expérience dans le social. À ce titre, ils savent qu’on ne peut pas se fier aux stéréotypes. Lorsqu’elle ne travaille pas à son cabinet d’orthophoniste, Solène consacre tous les mois quelques heures de son temps à une association qui gère une bagagerie et une laverie pour les sans domicile fixe du 11e arrondissement. "Certains de ceux qui viennent nous voir sont propres sur eux, on ne penserait pas qu’ils vivent dans la rue."
Luisa raconte le cas d’une infirmière qui, pendant trois mois, a vécu à l’aéroport d’Orly sans que personne, à son travail, ne s’en rende compte. "Elle ne portait pas les traces d’une vie de sans-abri. " "Il existe des profils divers, témoigne Christian qui, en tant qu’employé aux bains-douches du 20e arrondissement côtoie des sans-abri quotidiennement. Certains sont insérés professionnellement, mais n’ont pas de logement. Je pense souvent que je pourrais me retrouver dans cette situation. Une vie peut basculer du jour au lendemain."
"Au-delà du fait de connaître leur nombre, je veux connaître leur histoire et battre en brèche le cliché du SDF qui, dans mon esprit, est un homme vieux, seul, qui se balade avec plein de sacs, explique Iman. J’ai envie de mettre un visage, un âge, une origine, une histoire sur les personnes qui vivent dans la rue." C’est aussi le sens qu’a voulu donner la mairie de Paris à cette "Nuit de la solidarité" : permettre aux citoyens de prendre conscience de la réalité de la rue. "Si je me suis portée volontaire, c’est aussi parce que j’ai été horrifiée par les propos du ministre qui disait qu’il n’y avait que 50 sans-abri à Paris", commente la jeune juriste.
Le chiffrage hasardeux du ministère
Le ministre en question n’en est pas tout à fait un puisqu’il s’agit du secrétaire d’État chargé du logement, Julien Denormandie qui, fin janvier, avait suscité la polémique en affirmant qu’il y avait 50 hommes "isolés" sans-abri dans toute l’Île-de-France. Un chiffrage hasardeux qui fait aujourd’hui apparaître l’organisation de la Nuit de la solidarité comme une opération politique visant à discréditer la politique du gouvernement en matière de lutte contre la pauvreté. La mairie de Paris, elle, se défend de tout calcul en précisant que le recensement des sans-abri figure parmi les mesures prises dès 2015 dans le cadre du Pacte parisien contre la grande exclusion.
Il est 22 heures à la mairie du 20e arrondissement. Les 19 groupes se mettent en branle pour partir en maraude. L’équipe 16, emmenée par Luisa, prend la direction de la Place de la porte de Montreuil, point de départ de sa tournée. "Regardez bien les entrées de garage", conseille la cheffe. Arrivée à la bordure de Montreuil, l’escouade tombe sur un alignement de véhicules stationnés là où, la journée, se tient un marché aux puces.
À l’arrière de l’une des voitures, un homme s’emmitoufle sous une couette. Voyant les chasubles bleues claires des volontaires s’approcher, l’occupant fait signe qu’il ne veut pas être dérangé. Plus loin, un autre homme cherche le sommeil sur un lit de fortune installé sous une passerelle bordant le périphérique. Iman et Solène s’approchent, se présentent. L’homme ne souhaite pas être interrogé. "Moi, je suis un soldat", dit-il en guise d’unique renseignement. Les bénévoles n’insistent pas mais notent sa présence sur une fiche avant de continuer leur route. Alors qu’ils s’éloignent, un camion des Restos du coeur s’arrêtent à hauteur du sans-abri pour lui offrir à manger. "Il est connu de l’association, il doit être ici depuis un moment", observe Christian.
Un vehicule pour toit
Plus loin, ce sont encore des véhicules qui attirent l’attention des "maraudeurs". Des camions, cette fois-ci, immatriculés en Bulgarie. Il y en a une demi-douzaine occupés par des grappes de personnes issues de la communauté rom. Ils ne parlent pas français, mais, pour certains, allemand. Nathalie a des notions mais a presque tout oublié ("Ca valait la peine d’avoir fait huit ans d’allemand, tiens"). On communique à l’aide des téléphones portables disposant de Google Traduction.
L’équipe parvient à glaner quelques informations. Certains sont arrivés en France il y a deux mois, ils travaillent dans la ferraille. Ont-ils des besoins urgents ? Un médecin ? Un accès à des douches ? L’un des camions est occupé par un couple et deux enfants de 2 ans et 6 mois. Leur véhicule fait office de toit. Luisa appelle les services sociaux compétents pour signaler leur présence. Une "maraude familiale" passera les voir bientôt. Au total, l’équipe a recensé une douzaine de personnes en cet endroit.
Il est bientôt minuit. Le groupe n’a pas fait la moitié de l’itinéraire prévu. Linda appelle le QG à la mairie pour prévenir du retard. Consigne lui est donnée de revenir avec son décompte à 1 heure du matin, même si toute sa zone n’a pas été couverte. On presse le pas, il reste une dizaine de rues à arpenter. Rien à signaler. Par acquit de conscience, Luisa jette un œil à l’arrêt du tramway pour vérifier si personne ne dort sur les bancs.
À 00h05, fin de la maraude. Il faut aller rendre les fiches à la mairie. L’équipe a recensé 15 personnes. "Dans le secteur des Amandiers, entre le Père Lachaise et Ménilmontant, ils en ont compté 18", rapporte Nathalie qui vient d’avoir une autre équipe au téléphone. La mairie de Paris s’est donné jusqu’à fin mars pour publier le résultat de son recensement de la Nuit de la solidarité. Une chose est sûre pour les bénévoles de l’équipe 16 : "si chaque équipe du 20e rapporte le même chiffre que nous, on dépassera largement les 50. Rien que sur l’arrondissement."