
La décision américaine de mettre fin à la protection de la neutralité du Net risque, à terme, de fragiliser la règlementation de l'Union européenne en la matière, préservée jusque-là.
Enterrée d’un côté de l’Atlantique, toujours vivace de l’autre. Aux États-Unis, la neutralité du Net, c’est fini. La Commission fédérale des communications (FCC), sous l’impulsion de son très trumpien président Ajit Pai, est revenue, jeudi 14 décembre, sur ce principe de l’ère Obama censé garantir que les géants des télécoms traitent de manière égale tous les contenus qui transitent par leur tuyaux.
Mais en Europe, la protection de la neutralité du Net existe et empêche, par exemple, Orange ou Deutsche Telekom d’obliger leurs abonnés à payer un supplément pour visiter tel ou tel site. Ce principe leur interdit aussi d’accorder un traitement de faveur à un fournisseur de contenu - tel que Netflix -, prêt à payer plus pour avoir davantage de bande passante.
La neutralité du Net en Europe a priori protégée...
Les nouvelles règles promues par Ajit Pai ne vont rien changer dans l’immédiat pour les Européens. Les opérateurs télécom du continent sont régis par la règlementation de l'UE et la neutralité du Net est garantie par le “marché unique numérique”, instauré par Bruxelles en avril 2016.
En France, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) s’assure que les différents acteurs du numérique respectent ces règles européennes. Son patron, Sébastien Soriano, a soutenu au Monde que “la neutralité du Net a permis de mettre un terme définitif à toutes les pratiques de blocage et de bridage techniques. Les opérateurs qui empêchaient d’utiliser Skype, qui bloquaient la fonction modem des téléphones… Tout ça a été balayé par les règles européennes”.

La neutralité n’est pourtant pas absolue. Des opérateurs télécoms européens fournissent gratuitement certains services internet, comme l’accès au portail du FAI (fournisseur d’accès à Internet), ou incluent l’accès à des sites de streaming dans leurs abonnements. Ainsi, la Commission européenne étudie actuellement la légalité de l’offre de Deutsche Telekom en Allemagne qui permet à ses abonnés de bénéficier gratuitement de Spotify premium.
Ce genre d’offres favorise souvent les gros sites comme YouTube ou Spotify, au détriment d’éventuels concurrents de plus petite taille. Mais Bruxelles a, jusqu’à présent, toléré ces pratiques pourtant décriées par les défenseurs de la neutralité du Net.
... mais menacée à terme
À terme, la décision de la FCC risque de changer la donne en Europe également. Les opérateurs européens vont faire pression car “l’enjeu central est celui de leur compétitivité face aux concurrents outre-Atlantique”, souligne Antoine Chéron, avocat spécialiste du droit de l’Internet au sein du cabinet ACBM, contacté par France 24. Ils vont voir d’un mauvais œil les géants américains des télécoms profiter des opportunités de faire payer plus pour, par exemple, avoir un accès rapide à Youtube, ou Netflix. Dans un contexte de concurrence globale, les acteurs européens ne devraient pas manquer de souligner que la nouvelle donne américaine les désavantage. “Ils vont invoquer la nécessité de s’adapter pour préserver leur renommée internationale”, assure Antoine Chéron.
Pour lui, le lobbying devrait être intense en Europe dans les mois à venir. Il a d’ailleurs déjà commencé en France. Stéphane Richard, le PDG d’Orange, a assuré, mardi 12 décembre, que la fin de la neutralité du Net en Europe "est une obligation". Il ne s’agirait pas, d'après lui, d’avoir un internet à deux vitesses - pour les pauvres et pour les riches - mais plutôt de préparer les réseaux à la grande ère de l’Internet des objets. Les constructeurs de voitures autonomes, par exemple, auraient ainsi besoin d’un réseau plus rapide et plus solide que l’amateur de séries américaines sur Netflix.
Pour Stéphane Richard, la neutralité du Net empêcherait les opérateurs européens de développer une offre spécifique alors que plus rien ne bride l’imagination commerciale de leur concurrent américain. "Il sera intéressant d’analyser les prochaines orientations et prises de parole du gouvernement sur cette question", souligne Antoine Chéron.
Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, en a donné un avant-goût en assurant au micro de FRANCE 24, le 15 décembre à The Camp à Aix-en-Provence, vouloir, au niveau européen, "faire en sorte que l’accès à Internet reste libre et que le Net soit neutre pour que chacun puisse faire preuve d’innovation. C’est une détermination que l’Europe doit absolument avoir".