Dans son documentaire "Ouvrir la voix", Amandine Gay interroge 24 femmes noires sur leur identité. La réalisatrice souhaite constituer une archive sur la condition des femmes noires en Europe au XXIe siècle.
Pendant deux heures, ces femmes racontent la manière dont elles ont découvert qu’elles étaient noires, les remarques salaces sur leur sexualité, la pression de la communauté noire pour répondre à certains canons de beauté ou encore les discriminations à l’éducation et à l’embauche. Le résultat est un documentaire fort et touchant, au cinéma depuis le 11 octobre.
France 24 : Quelle était votre intention en réalisant ce documentaire ?
Amandine Gay : Mon objectif était de réaliser un documentaire qui tienne lieu d’archive. Quand j’étais plus jeune, j’étais très critique envers les [femmes noires françaises] plus âgées. Je leur reprochais de ne nous avoir rien laissé. Quand on regarde le Black feminism [féminisme noir] américain, à partir des années 1970, il y a une explosion de livres. En France, les filles noires, si elles ne sont pas anglophones, n’ont pas accès à des écrits de femmes noires sur leur expérience, leur histoire.
À mon époque, Maryse Condé [universitaire et écrivaine antillaise, née en 1937 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, NDLR], ne faisait pas partie du curriculum. Je l’ai découverte en lisant des Black feminists américaines, alors que c’est notre Toni Morrison [auteure noire américaine née en 1931, prix Nobel de littérature en 1993, NDLR] à nous. Aujourd’hui, elle est au programme scolaire, mais c’est récent.
Je dis souvent que j’ai réalisé le documentaire que j’aurais aimé voir quand j’étais petite. Je me suis construite avec des modèles américains parce que je n’avais pas le choix. J’aurais aimé trouver en France quelque chose qui fasse écho à mon expérience de jeune femme noire.
Pourquoi avez-vous choisi de donner la parole uniquement à des femmes noires ?
Cela me semblait un sujet déjà bien suffisant. Un des effets du racisme, c’est l’essentialisation et l’effet totalisant. Nous ne sommes alors plus des individus, mais un grand groupe indifférencié : les noirs de France. Mais dans les noirs de France, il y a au moins, les hommes et les femmes. Nos expériences ne sont pas les mêmes.
Je souhaitais faire une grande conversation qui repose sur l’intime. Or, si cela fonctionne aussi bien, c’est parce que je suis une femme noire et que toutes les questions que je pose à ces femmes sont basées sur ma vie. Elles se confient aussi parce que nous sommes entre nous.
Les femmes que vous avez interrogées témoignent d'un racisme latent au sein de la société française. Quelles solutions envisagez-vous répondre à cette situation ?
Je pense que ce n’est pas à l’artiste de donner des solutions. Pour moi, les solutions sont politiques. Des questions doivent être posées concrètement sur les façons de résoudre les inégalités en France. Mais cela n’est pas mon travail. À mon échelle, ce que je peux faire, c’est poser des questions, faire entendre des voix que l’on n’entend pas d’habitude.
Un des principes du film, c’est de révéler la norme, c'est-à-dire ce que l’on ne voit pas, ce que l’on ne nomme pas. Nous, nous sommes noirs, mais est-ce que les blancs se voient comme blancs en France ? Comme les blancs représentent la norme, on a l’habitude de ne pas la nommer.
Plusieurs femmes interrogées expliquent se reconnaître plus dans l'afroféminisme que dans le mouvement féministe qu'elles jugent trop blanc et bourgeois. Selon vous, est-ce qu'un "féminisme global" est possible ?
J’ai milité au sein d’Osez le féminisme donc j’ai fait l’expérience d’être dans un groupe majoritairement blanc, de classe moyenne supérieure. J’y ai appris énormément de choses sur les techniques militantes. Mais j’ai aussi appris que le concept de faire changer les choses de l’intérieur a ses limites.
Il faut que le groupe majoritaire ait conscience de lui-même parce que c’est épuisant de toujours être celle qui doit porter le flambeau des questions noires.
Quand on est dans un groupe féministe majoritairement blanc, on se retrouve à parler du racisme même si ce n’est pas sur cela que l’on a envie de travailler. Cette pédagogie suppose aussi d’être toujours capable d’entendre des choses qui heurte et d’expliquer pourquoi c’est problématique. C’est une charge émotionnelle énorme. À un moment, on a envie de se retrouver avec des personnes qui sont comme nous et de ne pas avoir à faire ce travail constant.
Je pense que c’est important que [les femmes] puissent s'unir sur certains enjeux, mais quand des femmes blanches luttent en France pour faire tomber le plafond de verre, sont-elles aussi prêtes à aller aider les femmes noires et arabes qui font le ménage ou les nounous qui gardent leurs enfants pour qu'elles se détachent du plancher collant ?