Pendant la Grande Guerre, le chant était l'une des distractions favorites des soldats. Des milliers de chansons ont été entonnées au front. Les poilus les regroupaient dans des carnets. L'un d'entre eux, magnifiquement illustré, nous est parvenu.
"La victoire en chantant. Nous ouvre la barrière. La Liberté guide nos pas. Et du Nord au Midi. La trompette guerrière a sonné l'heure des combats." D’une jolie écriture, le soldat Eugène Girard a recopié dans un carnet ces paroles du célèbre chant révolutionnaire "Le Chant du départ". Juste au-dessus du premier couplet, il a même dessiné un petit militaire fusil à l’épaule.
Sur des dizaines de pages, dans deux carnets, l’un rempli avant la Première Guerre mondiale et l’autre durant le conflit, ce cultivateur né en 1882 en Saône-et-Loire a compilé les grandes chansons de l’époque, qu’il a illustrées avec soin. Cent ans après, son petit-neveu Michel Girard a décidé de faire partager ce souvenir de famille. "C’est un aspect de la guerre qui est rarement évoqué : les distractions des poilus. Mon grand-oncle était alors ce qu’on appelait un chanteur de banquet", explique-t-il, tout en nous confiant ces documents.
Le caporal Eugène Girard a été aux premières loges de la Grande Guerre. Du début à la fin, il a vécu tout le conflit. Appelé au front dès le mois d’août 1914 au sein du 174e régiment d’infanterie, il a été blessé en mars 1915 en Lorraine par un éclat d’obus, avant d’être cité en 1917 pour "son calme et son sang-froid à toute épreuve". Il ne retrouvera sa Saône-et-Loire natale qu’en février 1919.
"Les gens chantaient tout le temps"
Pendant toutes ces années sous l’uniforme, ce fantassin n’a jamais cessé de chanter, comme la plupart de ses camarades de combat. "À l’époque, les gens chantaient tout le temps, décrit Bertrand Dicale, spécialiste de la chanson française et auteur de 'La Fleur au fusil, 14-18 en chansons' aux éditions Acropole. Le disque était alors absolument marginal. Il n’y avait pas de gramophone ni de radio. Les gens recopiaient les partitions pour les chanter. Cela faisait partie de la vie quotidienne. Tout le monde avait des carnets de chant".
Au front, cette distraction est encore plus omniprésente. Pour se galvaniser, pour passer le temps ou encore pour se changer les idées, les poilus poussent la chansonnette du réveil au coucher. "C’était surtout le cas en deuxième ligne car, dans les tranchées, il fallait fermer sa gueule", raconte Bertrand Dicale. "Mais plus à l’arrière, on sait, par exemple, que les infirmiers chantaient énormément pendant les soins. Ils chantaient pour ne pas penser au désastre humain qu’ils avaient face à eux. Les gars autour chantaient aussi, même celui qui était en train de souffrir le martyr. Il n’y avait pas d’antalgiques. Il n’y avait que de la gnole et des chansons".
Chants patriotiques et chansons d’amour
Pendant le conflit, des milliers de chansons ont ainsi été écrites. " En un seul mois, pendant la guerre de 14, il y en a eu autant de composées que pendant toute la guerre 39-45", estime ainsi Bertrand Dicale. Avant-guerre comme le montre le premier carnet d’Eugène Girard, ces chants se voulaient résolument patriotiques. "À bas les conquérants", "Les trois couleurs", "Le soldat blessé", "La mort d’un porte-drapeau", l’heure était à la revanche contre l’Allemagne.
Mais au fur et à mesure de l’avancée des combats, le ton a changé. Dans le second carnet du caporal Girard, les paroles guerrières ont laissé place à des textes d’amour, voire à des chansons grivoises comme "Ma jolie", "Amours d’avril", "La manière dont on fait l’amour". "Les chansons les plus hystériques datent de 1914/1915 mais, à partir de 1916, les chansons sont devenues moins violentes", note ainsi le spécialiste de la chanson française.
De nos jours, quelques rares titres ont survécu dans la mémoire collective. "La chanson de Craonne" et "La Madelon" résonnent encore dans notre esprit mais la plupart des milliers de chansons écrites pendant la Grande Guerre ont été effacées, comme le plus grand succès de l’époque "Le Cri de la France". "On les chantait à l’époque pour se donner du courage, mais le 12 novembre 1918, on a arrêté de les chanter. On les a rangées dans un placard et on a tout fait pour les oublier. Elles symbolisent une épreuve collective effroyable, quand on sait qu’un soldat sur 10 n’est pas revenu", résume Bertrand Dicale.
Par chance, certains enregistrements nous sont parvenus. La BNF a numérisé des dizaines de disques de l'époque. Sur son site, un dossier spécial permet d'écouter ces chansons de la Première Guerre mondiale. Un saut dans le temps. Une connexion musicale avec les poilus.