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Trahison et déshonneur : il y a 80 ans, le procès Pétain
En juillet 1945, Philippe Pétain fait face à ses juges. La France libérée assiste au procès qui entend clore la parenthèse des années noires de la collaboration française avec l’Allemagne nazie. Le héros déchu est condamné pour trahison mais les débats occultent largement les crimes du régime de Vichy. Les avocats du vieux maréchal tentent même de le réinventer en sauveur des Juifs français.
Philippe Pétain, lors de son procès pour trahison devant la Haute Cour de justice de Paris en juillet-août 1945. © AFP

Le 23  juillet 1945, Philippe Pétain, 89 ans, entre d’un pas assuré dans la salle du tribunal vêtu d’un uniforme militaire et de son képi de maréchal de France. Le héros de Verdun pendant la Première Guerre mondiale apparaît tel que l’ont représenté les images de propagande du régime de Vichy : celle d’un chef au regard calme et bleu, à la rassurante moustache blanche.

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C’est la Haute Cour de justice, créée par le gouvernement provisoire du général de Gaulle quelques mois plus tôt, qui va juger à Paris le chef de “l'État français”, le régime né de la défaite de l’armée française et de l'armistice en juin 1940, qui choisit la voie de la collaboration avec l’Allemagne nazie.

Le tribunal est présidé par trois magistrats qui ont prêté serment au maréchal en 1940. Douze parlementaires et douze personnalités issus de la résistance constituent le jury. Trois avocats assurent la défense de Philippe Pétain.

Au premier jour du procès, Pétain, accusé de haute trahison, lit un texte dans lequel il nie à la cour la légitimité de le juger. “Un maréchal de France ne demande de grâce à personne. À votre jugement répondront celui de Dieu et celui de la postérité. Ils suffiront à ma conscience et à ma mémoire. Je m'en remets à la France” affirme-t-il, refusant de répondre aux questions de l’accusation. 

À l'ouverture de son procès, le maréchal nie la légitimité du tribunal et affirme ne devoir répondre qu'à la France. AFP

En juin 1940, Pétain avait ordonné la signature de l’armistice avec ces mots : “Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur”.

Le procès de la défaite et de la “haute trahison”

L’historien britannique Julian Jackson a consacré un récit de plus de 400 pages au procès Pétain, "Vichy face à ses juges" (éditions Seuil, 2024). Il décrit l’ambiance survoltée qui règne au tribunal de Paris. Les flash des photographes de presse crépitent autour de Pétain et des grands noms de la vie politique française. Défilent à la barre ses opposants, Léon Blum et Édouard Daladier, tout comme ses collaborateurs, le général Weygand ou encore Pierre Laval qui fut son chef de gouvernement.

Trahison et déshonneur : il y a 80 ans, le procès Pétain
Ancien vice-président du gouvernement de Vichy, Pierre Laval témoigne au procès Pétain. Il sera lui-même jugé en octobre 1945, condamné à mort pour haute trahison et fusillé. AFP

Les Français se passionnent pour ce procès. Ils espèrent découvrir une certaine vérité après les années de guerre marquées par la propagande des uns et des autres. “En jugeant cet homme qui avait dirigé le pays pendant quatre ans, qui était un héros national depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le procès est devenu une espèce de tragédie grecque mettant en scène la déchéance du héros. Ce n'est pas étonnant qu’il ait suscité tant d'attention” relève Julian Jackson.

Très rapidement, les débats s'orientent vers une question centrale. ”Pétain était jugé pour intelligence avec l'ennemi et ce qui intéressait le tribunal, c'était la trahison. Il fallait prouver la collaboration militaire, savoir ce qui s’était dit à Montoire, quand Hitler et Pétain se sont rencontrés en octobre 40. Voilà les questions qui obsédaient la Cour” explique Julian Jackson.

“Cela nous paraît étonnant avec le recul, mais à l’époque on croit dur comme fer à la thèse du complot contre la République” poursuit Laurent Joly, historien spécialiste du régime de Vichy. 

“On ne peut pas imaginer qu’une dictature se soit aussi rapidement installée en France en 1940 sans qu’une conjuration ne l’ait préparée. Donc on perd beaucoup de temps sur cette question du complot et on néglige la politique de Vichy et ses crimes propres. Par exemple, le tribunal refusera d’entendre la veuve de Jean Zay, le grand ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, assassiné par la milice !”

Le régime de Vichy, oublié du procès ?

Au cours des trois semaines d’audience, le procès Pétain n’est pas celui des idées d’extrême droite qui montent en puissance dans les années 1930 et trouvent leur aboutissement avec le régime de Vichy, substituant “la France éternelle” à la France républicaine.

 “Il y a une volonté délibérée de ne pas se pencher sur les fondements et l’enracinement de la révolution nationale, issue d’une tradition politique bien française, réactionnaire et nationaliste. Pour l’accusation, le régime de Vichy n'est mû que par la volonté de se vautrer dans l'imitation servile du nazisme. (...) Toute la politique intérieure du régime de Vichy, en particulier la persécution des Juifs, nous paraît sous-traitée voire tout bonnement occultée” explique Laurent Joly.

Au contraire, la défense de Pétain met en avant la protection qu’aurait accordée le maréchal aux juifs français. “ Maître Isorni, dans sa plaidoirie, dit que Pétain, à Verdun comme à Vichy, a toujours eu le souci de protéger les Français. Et qu’il a réussi à sauver les juifs français, certes au détriment des juifs étrangers qu'il a fallu livrer aux nazis” poursuit l’historien. 

Une théorie du moindre mal, ou du pacte avec le diable, qui rencontre l’approbation de nombreux Français. “À l’époque, beaucoup de gens se sont dit ‘C'est vrai, ça’. Dans le jury, il y a même un sénateur alsacien qui s'appelle Georges Lévy-Alphandéry qui dit ‘En tant que juif, je devrais acquitter Pétain ; en tant que patriote, je dois le condamner’. Donc vous voyez que la question des juifs est évoquée alors comme un argument en faveur de Pétain !”

“Le bouclier et l’épée” : la stratégie de la défense

Les avocats de Pétain basent en effet leur défense sur la théorie du bouclier et de l'épée. À Londres, de Gaulle était l’épée qui poursuivait le combat. À Vichy, Pétain était le bouclier qui empêchait les nazis de transformer la France occupée en une Pologne bis, affamée et massacrée.

“Cette notion avait été inventée par un écrivain français proche de Pétain, Henri Massis, qui a lancé la formule juste avant la fin du régime” rappelle Julian Jackson. “Elle était liée à l’idée que Pétain s'est sacrifié pour les Français. (...) Pendant le procès, les avocats de Pétain ne défendent pas la collaboration. Ils disent qu'en fait, Pétain a joué un double jeu, que la collaboration était un écran derrière lequel Pétain voulait la victoire des Alliés”.

Trahison et déshonneur : il y a 80 ans, le procès Pétain
Maître Jacques Isorni, l'un des trois avocats du maréchal Pétain, prononce sa plaidoirie devant la Haute Cour de justice de Paris. AFP

En vain. Le procès s’achève le 15 août 1945 à quatre heures et demie du matin. La Cour déclare Philippe Pétain coupable d’intelligence avec l’ennemi et de haute trahison. Condamné à mort, à l'indignité nationale, à la confiscation de ses biens et à la perte de toutes ses distinctions militaires, la sentence est commuée en prison à vie par le général de Gaulle, en raison du grand âge du maréchal. Le vainqueur de Verdun finira ses jours seul sur l’île d’Yeu, où il meurt le 23 juillet 1951 à l’âge de 95 ans.

Le maréchal, une figure encore populaire dans l’opinion

Cependant le procès n’écorne pas vraiment l’image de Pétain auprès des Français. “Il ne faut pas oublier que de Gaulle voulait un procès par contumace (en l’absence de Pétain, NDLR), parce qu'il savait que Pétain restait un personnage adulé par beaucoup de Français” rappelle Julian Jackson. 

Aujourd’hui encore, “l'image de Pétain dans la mémoire collective des Français est très compliquée et difficile à cerner. Pour la majorité de l'opinion publique, Pétain a fait de son mieux pour protéger les Français” estime l’historien britannique, spécialiste des passions françaises, avec sa biographie monumentale “De Gaulle, une certaine idée de la France” parue en 2019.

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Affiche de propagande du régime de Vichy en 1942. © Imagerie du maréchal sous licence wikimedia commons

En 1945, “l’opinion se félicite du verdict de la Haute Cour” estime Laurent Joly. “Mais dès 1948, des pétitions sont envoyées au président de la République pour libérer Pétain. (...) Quand Pétain meurt en 1951, il y a une vraie émotion dans l'opinion publique. Une foule se réunit à Paris autour de l'arc de Triomphe. En 1965, pour les 20 ans du procès Pétain et en 1966 quand on fête les 50 ans de la bataille de Verdun, des biographies très favorables à Pétain sortent. Les choses changent au tournant des années 1970, quand la mémoire juive de l’Occupation émerge et souligne la responsabilité de Vichy et Pétain” souligne-t-il.

Pétain sauveur des juifs de France ?

Dans ces années-là, les historiens récoltent les témoignages, explorent les archives et dressent un panorama précis de la déportation des juifs de France. L'association des Fils et filles de déportés juifs de France présidée par Serge Klarsfeld estime, en 1985, que 75 000 juifs vivant en France (dont 11 000 enfants) sont morts en déportation, la plupart à Auschwitz. Un tiers d’entre eux avaient la nationalité française. 

Rapportée à la population juive qui vivait en France avant guerre (estimée à 320 000 personnes), les juifs de France ont donc connu un sort bien moins dramatique que dans d’autres pays européens. Aux Pays-Bas, ce sont 75 % des juifs qui ont été exterminés durant l'occupation du pays par l'Allemagne nazie, contre 25 % en France. 

“Les partisans de Vichy sautent sur cette réalité-là. Ils affirment que si autant de juifs ont survécu en France, c'est grâce et seulement grâce au maréchal Pétain, selon la formule de Jacques Isorni. C'est l'acte de naissance du révisionnisme sur Vichy qui veut expliquer la survie majoritaire des juifs de France par le rôle de tampon qu'aurait joué le gouvernement de Vichy. Quelqu’un comme Éric Zemmour a complètement repris cette rhétorique en la mettant au goût du jour” estime Laurent Joly.  L'historien est l’auteur d’un ouvrage, "La falsification de l’histoire, Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs" (éditions Grasset 2022), qui démonte ces théories. Le président du parti d'extrême droite Reconquête a été condamné en avril après avoir affirmé, en 2019, que le maréchal Pétain avait "sauvé" des juifs français pendant la Seconde Guerre mondiale.

Trahison et déshonneur : il y a 80 ans, le procès Pétain
Affiche de propagande vantant la "Révolution nationale" conduite par Philippe Pétain, le programme idéologique d'extrême droite du régime collaborationniste après la défaite et l'occupation de la France par l'Allemagne. © Wikimedia commons

“Les attentes du procès étaient peut-être irréalistes. À l'époque, le sort des juifs, ce n'était pas la grande question (...) mais le procès était nécessaire, dans un sens, pour tirer un trait sur ce qui s’était passé. Donc le procès était un peu symbolique, un peu bâclé mais en même temps c'était une tentative honnête” rappelle Julian Jackson.

Pour lui, le procès Pétain n’a fait qu’ouvrir l’examen de conscience français sur les crimes du régime de Vichy qui trouve son aboutissement en 1995, quand “Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, ce que ni de Gaulle ni Mitterrand n’avaient fait. Pour eux, c'étaient les Allemands, pas les Français (qui étaient coupables, NDLR). Et Chirac a dit que le régime de Vichy, c’était la France, et ça c’est très important”.