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Ce film sur la Shoah que Jerry Lewis ne voulait pas qu’on voie

Loin de son registre burlesque habituel, Jerry Lewis tourna, en 1971, "Le jour où le clown pleura", un mélo sur l’Holocauste qu’il ne voulut pas sortir en salles. Longtemps invisible et presque oublié, le film refit surface sur YouTube en 2013...

"Le Dingue du palace", "Le Tombeur de ces dames", "Les Tontons farceurs"… La traduction française des titres de films de Jerry Lewis en disent long sur les attentes que le public hexagonal nourrissait à l’égard de ses productions. Particulièrement friands des grimaces et des pitreries du "Zinzin d’Hollywood", les Français - au grand étonnement des Américains eux-mêmes - avaient érigé Jerry Lewis au rang des génies comiques. Signe de ce profond attachement, depuis l’annonce de sa mort, dimanche 20 août, les médias français se plaisent à diffuser des extraits de ses emblématiques prestations burlesques, dont cette séquence mémorable des César 1980 où l’Américain tente d’embrasser un autre monstre sacré de la comédie, français celui-ci, Louis de Funès.

Las, la rare fois où Jerry Lewis a réalisé un film grave, les fans en ont été privés. Et pour cause, l’artiste fit tout pour que son passage sur le terrain de la tragédie demeure invisible. Tourné au début des années 1970, son long-métrage “Le jour où le clown pleura” n’est, en effet, jamais sorti en salles, n’a jamais été édité en vidéo, n’a jamais été diffusé à la télévision. Pendant plus de quarante ans, il fut même impossible d’en voir la moindre image.

“J’en ai trop honte”

Si Jerry Lewis tint tant à effacer son film de son CV, c’est qu’il constitue l’un des plus importants naufrages artistiques du cinéma. “Personne ne le verra jamais car j’en ai trop honte”, confiait l’acteur américain en mai 2013. De fait, “Le jour où le clown pleura” raconte le destin d’un opposant au régime nazi que les SS envoyèrent dans un camp de concentration pour divertir les enfants juifs emmenés dans les chambres à gaz. Un scénario casse-gueule, très loin du registre comique habituel de Jerry Lewis…

Ce film sur la Shoah que Jerry Lewis ne voulait pas qu’on voie

Certes, sur un thème similaire, le film “La vie est belle” avait permis à l’acteur italien Roberto Benigni de décrocher le Grand Prix du festival de Cannes en 1998. Mais, d’après les rares personnes qui ont pu voir les extraits, "Le jour où le clown pleura" est loin d’être convaincant. “Le film sonne tellement faux, le pathos et les scènes comiques tombent tellement à plat qu’il est impossible d’en tirer quelque chose”, avait affirmé au magazine américain Spy, en 1992, Harry Shearer, un acteur et écrivain américain. “C’était un désastre, rien que d’y repenser me met mal à l’aise”, se souvient Joan O’Brien, qui a co-écrit le scénario du film.

Avec l’avènement d’Internet, le film maudit fit toutefois l’objet de quelques fuites. Au début des années 2000, la mise en ligne de l’intégralité du scénario permit ainsi au public d’en savoir plus sur "Le jour où le clown pleura". Notamment sur sa fin durant laquelle le personnage du clown, rongé par le remord, s’enferme avec les enfants dans une chambre à gaz. “C’est mauvais, mauvais, mauvais !”, répétait Jerry Lewis chaque fois qu’on l’interrogeait sur une éventuelle sortie du film.

"Dans la lignée de Chaplin et Lubitsch"

Ce que craignait l’acteur-réalisateur finit toutefois par arriver. En 2013, une séquence du long-métrage est postée sur YouTube (aujourd'hui indisponible). Dans cet extrait inédit, tiré d’un reportage tourné en 1972 par une chaîne flamande, on voit Jerry Lewis, grimé en clown, en train d’exécuter quelques tours au milieu d’une arène de cirque censée se trouver dans un camp de concentration.

Contre toute attente, la séquence suscite un certain enthousiasme de la part de la presse, française surtout. "Ces quelques images délivrées, aux tonalités très sombres, ne sont pourtant pas inintéressantes, peut-on lire dans Les Inrocks. Lewis instille une atmosphère de malaise, et met de côté ses habituelles grimaces outrancières afin de privilégier une sobriété captivante." Plus élogieux, le critique Jean-Michel Frodon, l’un des seuls à avoir vu un montage entier du film, écrivait sur Slate.fr en 2015 : "Avec ce film, Jerry Lewis a accompli un geste qui s’inscrit dans la lignée de deux œuvres majeures de l’histoire du cinéma, ‘Le Dictateur’ de Chaplin et ‘To Be or Not To Be’ de Lubitsch. Comme ces deux films, il affronte les aspects les plus sombres de la barbarie moderne avec les moyens de la comédie, et ainsi interroge le spectacle lui-même, et ses relations avec l’oppression et le totalitarisme". La France, décidemment, aimait Jerry Lewis.