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La charge mentale, ce n'est pas qu'entre un homme et une femme

Elle est née dans les années 80 mais a gagné une seconde vie à la faveur d'une BD en ligne de l'illustratrice Emma : ces dernières semaines, la charge mentale a animé de nombreuses discussions. Profitons-en pour élargir le débat.

J'adore cuisiner et mes amis le savent. Aussi, lorsque nous partons en week-end tous ensemble, il est naturellement acquis que je vais prendre plaisir à penser à l'organisation des repas, et donc à la liste des trucs à acheter. Problème : ce n'est pas parce que j'aime anticiper deux / trois recettes pour les dîners que j'aime aussi penser à mettre du papier toilette dans le chariot et prévoir ce qu'il faudra pour le petit déjeuner ou l'apéro. Pourtant, dans l'esprit de certains de mes proches (heureusement suffisamment intelligents pour finalement se rendre compte de leur méprise), c'était presque gravé dans le marbre : Émilie a la responsabilité des courses. Voilà le premier exemple de charge mentale "qui n'a pas cours au sein de la géométrie d'un ménage" qui me vient à l'esprit.

Récemment, grâce à une BD en ligne devenue virale sur les réseaux sociaux, l'idée de charge mentale s'est démocratisée à coup d'articles dans la presse généraliste jusqu'à envahir les débats en famille et mettre à plat quelques problèmes de couples. Salvatrice, ce coup de projecteur sur une notion développée dans les années 80 a un grand mérite : celui d'avoir permis à de nombreuses femmes de poser (enfin !) un mot sur un sentiment d'injustice.

C'est en discutant de cela l'autre jour en conf' de rédac que l'on s'est demandé si la charge mentale ne survenait pas également ailleurs – dans un autre espace que celui d'une vie de couple hétérosexuel, dans un autre endroit que celui de leur foyer. En somme : la charge mentale a-t-elle besoin de configurations genrées pour exister ? 

Le fardeau de devoir penser à tout

Dans les planches illustrées par Emma, qui souhaite rester discrète sur son identité civile, on voit dépeinte une vie de couple, au sein de laquelle la femme se retrouve en charge d'un nombre plus important de tâches domestiques que l'homme avec lequel elle partage sa vie. Entre l'action de donner à manger à un enfant et celle de surveiller un plat en train de mijoter, l'attention a mille fois l'occasion de s'émiétter, prise en étau entre le surmenage et l'injonction à la polyvalence. Et ce qui devait arriver arriva : la casserole déborde. "Mais... fallait me demander ! Je t'aurais aidée !", s'exclame l'homme, devant le fait accompli. Or, "quand le partenaire attend de sa compagne qu'elle lui demande de faire les choses, c'est qu'il la voit comme la responsable en titre du travail domestique", commente Emma dans sa BD. Le problème, "c'est que planifier et organiser les choses, c'est déjà un travail à plein temps", poursuit-elle avant de nommer le fameux mal : la charge mentale, ce fardeau qu'est le fait de devoir penser à tout.

"Le problème de la charge mentale est avant tout un problème de gestion de la vie collective chez les êtres humains"

Cette situation de domination qui ne dit pas son nom est courante dans la forme la plus traditionnelle de la vie à deux : celle qui oppose une femme fatiguée par une double journée de travail (entre le bureau et la maison) à un homme qui jouit du luxe de ne pas avoir à tout organiser. Mais à vrai dire, elle peut également se retrouver dans toute situation dans laquelle une vie collective doit être mise en place, avec une répartition des tâches plus ou moins égalitaire. Interrogée par Mashable FR, Emma abonde : "Le problème de la charge mentale est avant tout un problème de gestion de la vie collective chez les êtres humains. L'être humain trie naturellement les informations de son cerveau et se débarrasse de l'inutile. Si une personne dans une communauté prend la responsabilité d'une tâche, cette tâche va passer dans la 'poubelle du cerveau' des autres membres ce qui leur permet de se concentrer sur des informations qu'ils considèrent plus utiles."

"La question du genre permet de voir comment ces conditionnements vont tendre à nous placer dans une position plutôt qu'une autre. On va élever les filles à considérer ces informations comme utiles alors que pour les garçons ça va passer dans la poubelle du cerveau. Ce n'est bien entendu pas inné mais acquis. Mais même sans cette question du genre la charge mentale existe bien sûr, et pour qu'elle soit bien répartie, il faut à mon sens répartir non pas l'exécution mais bien la responsabilité des tâches afin qu'elles passent pour tous dans la liste des informations utiles", poursuit-elle.

Dans une colocation, au travail, dans l'organisation de vacances avec des potes

Donc si la charge mentale peut exister n'importe où dès lors qu'il y a organisation d'une vie commune et répartition des tâches, les déclinaisons sont infinies. Par exemple, au sein d'une jeune boîte qui se lance, lors de ce moment charnière où des associés font pêle-mêle un certain nombre de tâches qu'ils n'ont pas encore eu le temps ou pris le soin de délimiter entre eux.

"Toi qui t'en occupes depuis le début Théo, c'est plus simple si tu continues"

"En apparence, je suis le mieux organisé de nous tous. C'est comme ça que j'ai naturellement pris le lead sur les dossiers administratifs que notre société avait à gérer. Ça ne devait être que temporaire, mais depuis, tout le monde semble avoir entériné le fait que j'étais la personne référente sur ces histoires de paperasse", explique Théo, 28 ans (prénom changé) à Mashable FR. Il continue : "Le problème, c'est que je n'aime pas particulièrement faire ça. Cette responsabilité est souvent source de stress parce que je deviens responsable de ces questions-là, y compris des erreurs. Pire : cette casquette imposée m'empêche parfois de m'adonner pleinement à des pans de notre activité que je préfère." Là où le bât blesse, c'est que la charge mentale de Théo n'est pas vraiment questionnée puisque ses associés se défendent aujourd'hui de "pouvoir mettre le nez dedans et comprendre quelque chose" alors que "toi qui t'en occupes depuis le début Théo, tu dois y voir plus clair, c'est plus simple si tu continues". Pour le bien de l'équipe entière, Théo poursuit donc ce travail désagréable sans broncher. 

Ce cas de figure montre à quel point l'on peut vite se trouver associé à un rôle que l'on ne se souvient pas avoir choisi. Si c'était à refaire, Théo aurait probablement aimé qu'une vraie discussion se mette en place pour dissocier les tâches administratives les unes des autres et en confier un petit peu à tout le monde. L'autre solution est à présent de refaire le point et de déléguer un certain nombre de tâches qu'il s'est retrouvé malgré lui à gérer. Quitte à ce que des erreurs surviennent dans un premier temps, avant que progressivement chacun puisse être à sa façon responsable d'une part du pénible travail.

Mettre les points sur les i

La charge mentale peut également s'observer dans le cadre d'une colocation. Elsa et Myriam (prénoms changés), jeunes trentenaires, sont amies et habitent ensemble depuis deux ans et demi. La première est autoentrepreneuse et travaille depuis chez elles, la seconde est salariée et passe ses journées en agence.

"T'as lancé une lessive ?", a un jour écrit Myriam à Elsa, la veille d'un départ en vacances pour lequel elles avaient besoin de vêtements propres. "Je lui ai répondu que je n'avais pas eu le temps et elle s'est agacée de ça par SMS", raconte Elsa à Mashable FR. "Je suis partie en vrille : en filigrane, ce qu'elle était en train de me dire, c'est que mon temps valait moins que le sien, moi qui étais à moitié au chômage à ce moment-là", poursuit celle qui rappelle qu'être à la recherche d'un emploi prend autant de temps qu'en avoir un. Heureusement pour les deux copines, les choses sont vite rentrées dans l'ordre. "On a eu une grosse discussion le soir-même et elle a compris qu'elle m'avait blessée. Le pire, c'est qu'elle admettait elle-même ne pas dévaloriser mon emploi du temps... Mais penser que j'étais plus disponible qu'elle avait été plus fort qu'elle."

En somme, avoir conscience qu'on est prisonnier d'une charge mentale est une première étape. La seconde consiste à chercher à s'en défaire, notamment en discutant avec son entourage pour lui faire prendre conscience de cette injustice. Pour en revenir à mon anecdote des courses et des week-ends entre amis : au lieu de m'arracher les cheveux à penser à tout, j'ai un jour jeté l'éponge et (presque) délibérément oublier les filtres à café. Que s'est-il passé ? Un copain de la bande a dû reprendre la voiture pour aller les chercher et depuis... Eh bien depuis, tout le monde vérifie le contenu du chariot lorsqu'on passe en caisse, et je peux choisir tranquillement mes aubergines pour la moussaka du soir.

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