
Plus d’un mois après sa présentation au Festival de Cannes, "Okja" sort en France sur Netflix sans passer par la case grand écran. Brillante farce écolo grand public, le film du Sud-Coréen Bong Joon-ho mériterait pourtant d'être vu en salle.
Plus d’un mois après sa présentation au dernier Festival de Cannes, la Palme de la polémique, "Okja", sort, mercredi 28 juin, sur les écrans français. Les petits écrans, pour être précis. Et c’est bien là que se situe la controverse. Production estampillée Netflix, le film du Sud-Coréen Bong Joon-ho ne sera visible que sur la plate-forme américaine de vidéos à la demande. La législation française qui vise à protéger le réseau des salles interdisant la sortie simultanée d'un film sur grand écran et en location. De fait, "Okja" sera uniquement projeté en salles obscures, et ce gratuitement, à Montreuil (au Méliès) et à Nantes le 28 juin, dans le cadre du festival SoFilm Summercamp, et à Bordeaux le 6 juillet aux "Tropicales" des mêmes SoFilm. À l’origine, deux cinémas parisiens [le Max Linder et le Forum des images] devaient également le diffuser avant de se rétracter.
Une remarquable satire écolo
Derrière cette polémique qui touche aux politiques publiques dites "d’exception culturelle française", on en oublierait presque qu’il y a un film. Et quel film !
"Okja" est une remarquable satire écolo qui, sous ses dehors de divertissement grand public à la Pixar, délivre un message politique très rentre-dedans. Avec dans le rôle du méchant : un géant américain de l’agro-chimie dénommé Mirando. On admirera, au passage, la pudeur de Bong Joon-ho qui, bien évidemment, pointe ici du doigt la multinationale Monsanto. Ou tout du moins ce qu’elle incarne : les OGM, la malbouffe, le lobbying, bref, l’agro-alimentaire le plus dévoyé (pour ceux qui se souviennent de "L’Aile ou la cuisse", disons qu’à côté, l’entreprise Tricatel, c’est "Oui-Oui à la ferme").
Plus Totoro que Porcinet
Mais avant de montrer ce qu'il a dans le ventre, le film débute plutôt benoîtement, dans le cadre idyllique des montagnes sud-coréennes. C’est là que Mija (Ahn Seo-hyeon), 14 ans, coule des jours heureux auprès de son grand-père et d'Okja, un "super cochon" au gabarit plus proche du Totoro de Miyazaki que du Porcinet de Disney. Depuis dix ans, la jeune fille et l’animal vivent d’amitié et d’eau fraîche. Elle le nourrit, soigne ses petits bobos, s’endort sur son gros ventre : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Jusqu’à ce funeste jour où Mirando vient enlever Okja (opération désignée par cet exquis néologisme de "pignapping"). Et pousser Mija à partir ni une ni deux à sa recherche.
L’aventure commence sur les chapeaux de roue. À peine remis de la déchirante séparation, nous voilà conduits dans les rues de Séoul où la jeune fille se montre aussi déterminée qu’un Tom Cruise dans "Mission : Impossible". Mija défonce des portes vitrées, sème une cohorte de policiers empotés et grimpe sur le toit d’un camion filant à vive allure. Jamais, pourtant, les exploits de Mija ne virent au ridicule, Bong Joon-ho ayant ce talent d’adoucir, à la manière d’un Tom Cruise dans "Cocktail", l’action hollywoodienne pure et dure avec des pointes d’acidité burlesque. Comme tout bon cinéma sud-coréen qui se respecte, les personnages sont, pour la plupart, d’une savoureuse bouffonnerie. Lucy Mirando, la "pédégère" de l’odieuse multinationale (Tilda Swinton) est un sommet de grotesque mégalomanie, au même titre que Jay, l’insaisissable activiste de la cause animale (Paul Dano), et que Dr Johnny Wilcox, l’impayable animateur télé zoologue légèrement porté sur la bouteille (Jake Gyllenhaal, qui en fait des tonnes, seul bémol à cette partition parfaitement composée).
Au-delà de ses pitreries, "Okja" surprend par son discours écologiste d’une incroyable modernité. Les groupe de défense des droits animaux qui, tels l’organisation L214 en France, mènent aujourd’hui des opérations coup de poing dans les abattoirs, ne renieront certainement pas le plaidoyer de Bong Joon-ho en faveur du végétarisme. Notamment cette scène, bouleversante, où l’on découvre sur une vidéo enregistrée clandestinement les mauvais traitements infligés au fidèle compagnon de la petite Mija. Par cette séquence très politique, Boon Jong-ho parvient à placer l’antispécisme, cette doctrine qui refuse d’établir un rapport de supériorité entre l’homme et l’animal, au cœur des questions morales de notre temps.
Film brillant qui, s’il avait eu les honneurs des salles obscures, aurait quelque peu élevé le niveau des médiocres blockbusters qu’Hollywood déverse chaque été sur les écrans. Dommage, mais à qui la faute ? À Netflix qui semble bien se moquer des exploitants ? Aux pouvoirs publics qui, au contraire, les surprotègent ? Aux spectateurs qui se contentent d’un petit écran pour découvrir des perles ? Le débat ne fait que commencer.
Une partie de cet article a été publiée lors de notre couverture du Festival de Cannes.