À Cannes, impossible de passer à côté des casse-bonbons. Ils sont partout ! Surtout en compétition, où la comédie sur le redoutable Jean-Luc Godard et "The Meyerowitz Stories" font leur fête aux emmerdeurs et autres ronchons narcissiques.
C’est en fréquentant un événement aux dimensions du Festival de Cannes qu’on désespère de l’espèce humaine. Sur la Croisette, la densité de population est bien trop importante pour qu’on puisse faire preuve longtemps d’indulgence. Samedi, par exemple, un spectateur étourdi a malencontreusement oublié son sac dans une salle du Palais des Festivals. Résultat : alerte au colis suspect, évacuation du lieu, intervention de la police, projection reportée, journalistes de Reuters et de l’AFP mobilisés, etc. Les gens sont insupportables. Quand ils ne font pas une OPA sur les 12 sièges de la troisième rangée ("c’est pour mes collègues qui vont arriver…"), ils vous demandent de changer de place parce que votre grande taille les empêche de voir les sous-titres. Et vous là, les deux critiques indiens camouflés derrière vos lunettes de soleil, vous croyez qu’on ne vous a pas vu griller la file tous les jours en feignant d’être des touristes de passage.
S’il n’y avait qu’à Cannes qu’on devait se coltiner les casse-bonbons passerait encore. Mais non ! Ils sont partout ! Même dans les films. Surtout dans les films. En compétition, il n’y a que ça.
Prenez "Le Redoutable" de Michel Hazanavicius, c’est quand même l’histoire d’un sacré emmerdeur. Qui, en plus, est une figure connue (et même vénérée) puisqu’il s’agit de Jean-Luc Godard. Le film du réalisateur français oscarisé (pour "The Artist", faut-il le rappeler ?) n’est pas un "biopic" comme on en voit régulièrement, mais une légère comédie pop en forme d’hommage au grand auteur de la Nouvelle Vague et au cinéma des années 1960. Parlons d’abord de celui qui incarne Godard à l’écran : Louis Garrel, qui chuinte à merveille ("Che suis Chean-Luc Godard"). Il est bon dans l’exercice, il tient presque le film à lui seul. À ses côtés, la jeune et jolie Stacy Martin interprète l’actrice Anne Wiazemsky, qui fut l’épouse du réalisateur entre 1967 et 1970. "Le Redoutable" est une adaptation de son autobiographie du même nom dans lequel elle raconte son idylle avec l’insubmersible artiste suisse. Et, apparemment, ce ne fut pas de tout repos.
De fait, durant ces années où la révolution couvait dans les universités françaises, Jean-Luc Godard était déjà un cinéaste connu (et même vénéré). Fasciné par les milieux maoïstes de Mai-68, il prend fait et cause pour leur lutte. Mais ses origines et son mode de vie bourgeois parisien le dégoûtent. Il se dégoûte. En outre "La Chinoise", son dernier film, est un échec (à 600 000 voix près, c’eut été un succès). Bref, Jean-Luc veut tuer Godard. Il renie toute sa filmographie ("À bout de souffle", "Le Mépris", à la poubelle !), use d’aphorismes révolutionnaires, se fâche avec tous ses amis (y compris François Truffaut, parce qu’il ne fait que des films d’amour) et fustige continuellement l’insouciance de son épouse. Bref, il est insupportable.
De cette crise existentielle et artistique, Michel Hazanavicius tire un pastiche badin multipliant, de manière artificielle, les marqueurs formels du cinéma de Godard (alternance du positif et négatif, voix off sortant de nulle part, grosse typographie s’affichant brutalement à l’écran). Comme avec "The Artist" et les deux "OSS 117", il s’amuse des codes cinématographiques de l’époque, se joue des références et pousse le méta-cinéma à l’extrême, comme dans cette amusante séquence où Louis Garrel et Stacy Martin, tous les deux à poil dans l’intimité de leur appartement, moquent la vulgarité des réalisateurs abusant des scènes de nu dans leur film.
L’exercice a toutefois ses limites et finit par s’étirer. Hazanavicius prend des libertés mais peine à restituer celles qui, justement, révolutionnèrent les arts de cette époque. Finalement, "Le Redoutable" ne parvient à dépasser cette sorte d’homme vulgarisateur visant à faire entrer un artiste pointu dans la culture populaire. Un peu comme ces boutiques de musée où l’on vend mugs, Rubik’s Cube et autres "goodies" à l’effigie d’un grand maître de la peinture. On pensait que cette atteinte au sacré aurait quelque peu agacé le monde de la cinéphilie. L’accueil de la presse fut plutôt bon (on imagine quand même que les godardiens purs et durs sont encore en position latérale de sécurité dans leur salle de bain). Et peu nombreux sont ceux qui seraient choqués par un prix d’interprétation délivré à Louis Garrel.
Pour les réalisateurs cannois, les milieux intellos semblent donc une source intarissable d’inspiration. À Paris comme à New York. Grâce à Woody Allen, c’est comme si on faisait même partie de la famille tant on connaît par cœur ses travers, ses névroses et son grand potentiel comique. Avec "The Meyerowitz Stories", Noah Baumbach s’inscrit, comme souvent, dans cette veine allenienne des atermoiements d’intellectuels inconstants et auto-centrés.
Les Meyerowitz sont une famille juive new-yorkaise dont le père sculpteur, Harold (Dustin Hoffman), supporte mal que sa notoriété se soit émoussée au fil des ans. De son côté, Danny, le premier de ses fils (Adam Sandler), supporte mal d’être considéré comme un "loser" après qu’il a sacrifié sa carrière de pianiste pour élever sa fille Eliza (Grace Van Patten). Son demi-frère Matthew (Ben Stiller) supporte mal son statut de "fils préféré" qui a boudé le monde des arts pour celui, plus lucratif, de la gestion de patrimoine. Quant à Jean, la seule fille de la fratrie (Elizabeth Marvel), elle supporte mal de jouer la transparente faire-valoir du groupe (on la comprend). Et enfin Maureen (Emma Thompson), la quatrième et alcoolique épouse d’Harold, elle supporte mal qu’on l’empêche de vendre l’appartement familial.
Autant dire qu’on ne se supporte pas beaucoup dans la famille. On se parle (beaucoup) mais on ne s’écoute pas. Les échanges se résumant en d’hilarants monologues à deux où le narcissisme des uns se heurte au sentiment de persécution des autres. L’économie de parole n’est pas le credo de Noah Baumbach qui, ici encore, épingle joyeusement ce besoin, sûrement très new-yorkais, de vouloir verbaliser son mal-être, ses regrets et ses reproches. Au risque de transformer la moindre réunion de famille en une énième thérapie de groupes.
Certes, chez les Meyerowitz, on ne s’aime pas mais on voudrait s’aimer. C’est là le charme du film qui montre le passage des "moi, je" au "nous" au sein d’une fratrie qui se réapprivoise. En ce sens, le duo formé par Adam Sandler et Ben Stiller fonctionne à merveille. À l’heure où la compétition s’apprête à verser dans l’austérité (on attend, entre autres, les drames de l’Autrichien Michael Haneke, du Turc Fatih Akin, de l’Ukrainien Sergei Loznitsa), on ne saurait bouder cette rafraîchissante comédie.
Malheureusement, le public français n’aura pas la chance de la découvrir en salles. Deuxième film de la compétition estampillé du sceau Netflix, "The Meyerowitz Stories" sera, en France, uniquement visible en vidéo à la demande (à une date encore indéterminée). Sûr que les abonnés de la plate-forme américaine apprécieront le moment un verre de Perrier à la main, pour reprendre le tweet rageur du réalisateur Xavier Beauvois que la décence nous empêche de reproduire ici.