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Le cas Pepe the Frog : de l'impossibilité de faire mourir un mème à l'heure d'Internet

Face à la récupération par l'extrême droite américaine de son Pepe The Frog, Matt Furie a décidé de se réapproprier sa grenouille... en lui donnant la mort. Oui, mais en appartenant à tout le monde, un personnage fictif peut-il vraiment disparaître ?

Pepe allongé dans un cercueil : la mise en scène de la mort du fameux batracien est forte. Dans ce dessin mis en ligne samedi 6 mai, l'illustrateur Matt Furie a choisi de tuer ce personnage fictif devenu malgré lui le symbole de ralliement du nationalisme américain.

Ce qui n'était à l'origine qu'une grenouille un peu blasée, pas mal défoncée et un brin hautaine, est devenue un véritable totem numérique à connotation xénophobe. Croix gammée, caractéristiques nazies, mèche de Donald Trump : grimé à l'envi à la faveur de forums de partage d'images à la 4chan, le fameux batracien a progressivement été détourné de son imaginaire originel, innocent et rigolard. En quelques mois, Pepe The Frog n'appartenait plus à Matt Furie mais aux suprémacistes blancs.

Réappropriation numérique par tous

"Sauvons Pepe", avait pourtant exhorté, dans une campagne en ligne, le dessinateur démuni face à la massive diffusion de mèmes d'extrême droite. En vain, car le hashtag #SavePepe n'avait pas suffi. Il faut dire qu'à l'heure du tout numérique, faire mourir un mème ne peut être une action décidée par un seul homme.

Pepe a cessé d'être une simple grenouille du comics Boy's Club le jour où elle est devenue la coqueluche des suprémacistes blancs

Nyan Cat, Pedobear, la licorne ou plus récemment Trash Dove, ce pigeon violet apprivoisé par le web thaïlandais dont on vous parlait ici, sont autant de figures du Web qui ne sont rien par essence (si ce n'est un chat en 8-bits pulvérisé par un arc-en-ciel, un ours né sur le site japonais 2channel, un animal imaginaire ou un sticker Facebook imaginé par l'illustratrice Syd Weller) jusqu'à se voir affublés d'un sens soudainement offert par l'usage commun. C'est une forme de mythification par le groupe, l'œuvre hasardeuse d'une foule qui fixe un sens communautaire aux choses. Comment comprendre ces phénomènes sans faire un détour par la différence conceptuelle qu'il y a entre un signifié et un signifiant ? En linguistique, le premier renvoie au concept, le second à son enveloppe. Un peu comme dans l'histoire du fond et de la forme, Pepe The Frog a cessé d'être une simple grenouille du comics Boy's Club paru (en 2005) le jour où il est devenu la coqueluche des racistes (en 2008).

Cette terrible tyrannie d'Internet n'est même pas réellement traçable. En soi, en quoi une grenouille verte à l'air un peu débile comporterait-elle la définition de mouvements suprémacistes blancs ? Sauf qu'à force d'être commenté, Pepe The Frog s'est installé dans l'imaginaire collectif comme symbole dont il n'est plus possible de dissocier l'identité première de sa réappropriation par d'autres. Trop tard : quand l'équipe de campagne d'Hillary Clinton a mis en ligne un billet pour expliquer le lien entre Pepe The Frog et l'extrême droite blanche, quand l'Anti-Defamation League (le "SOS Racisme" américain) a ajouté la grenouille à sa liste des symboles haineux... Le mal était fait. Même en France, alors qu'elle était utilisée pour défendre Marine Le Pen, la grenouille devenue infâme s'imposait comme symbole international de la fachosphère.

Pour comprendre la différence entre l'enveloppe d'un mème et ce qui fait qu'il est un mème, prenons pour exemple l'affaire qui a opposé Charlie Schmidt et Orlando Torres, tous les deux à l'origine de deux des mèmes les plus connus de l'histoire d'Internet, le Keyboard Cat et le Nyan Cat, et Warner Bros et 5th Cell, qui ont utilisé leurs créations dans le jeu vidéo Scribblenauts, comme l'a rapporté le juriste Lionel Maurel sur son blog. "Ce qui définit un mème est la transmission de personne en personne. Le mot a été forgé par Richard Dawkins, qui voulait faire une analogie avec la propagation biologique par 'l’imitation'. Et cet élément crucial – la transmission par le passage de personne en personne – est justement passé sous silence dans la définition que donne l’avocat de ces deux 'créateurs' de mèmes, qui vont jusqu’à soutenir que le logo de Warner Bros est lui-même un mème. Mais ce n’est est pas un. Il ne gagne pas de signification culturelle en passant de personne en personne. Et ce point est décisif dans cette affaire. La signification culturelle du Nyan Cat et du Keybopard Cat ne vient pas Schmidt ou de Torres. Il y a des milliers et des milliers de vidéos semblables sur Internet. Mais comme tous les bons mèmes, ces deux là ont acquis une signification culturelle particulière parce que des masses de personnes de sont appropriées ces idées pour créer à partir d’elles", commentait à ce propos le site Techdirt. Pour poursuivre la réflexion, il n'est pas inintéressant que de lire l'article "La culture du partage ou la revanche des foules" publié par André Gunthert, qui "explique avec brio en quoi le statut des créations est bouleversé par les pratiques d’appropriation numérique", précise Lionel Maurel.

Mort symbolique

En cessant d'être la propriété du désolé Matt Furie, Pepe The Frog s'est offert un destin à la Frankenstein, ce malheureux savant suisse qui a donné la vie à un monstre assemblé à partir de chairs mortes. Désemparé face à cette invention maudite, il décide de l'abandonner. Mais doté d'intelligence, l'être vivant mal formé vit mal ce rejet et se met à persécuter la société. La suite, vous la connaissez.

De la même façon qu'il a décidé de sa mise au monde, Matt Furie a décidé de la mise à mort de Pepe The Frog

C'est peut-être pour éviter de vivre avec ce qu'est devenu Pepe The Frog que son illustrateur a décidé de le tuer. Bien sûr, on ne tue jamais rien sur le Web, à commencer par les mèmes qui vivent sitôt qu'il y a des gens pour les créer et les relayer. Mais quelles étaient les options de Matt Furie ? S'excuser perpétuellement d'avoir dessiné un animal que les sphères les moins fréquentables de la Toile s'emploient quotidiennement à affubler de la moustache d'Adolf Hitler et du style vestimentaire du Ku Klux Klan ou assister silencieusement au détournement de son anti-héros vert ?

Finalement, la question n'est pas tant de savoir si Pepe The Frog peut mourir. La réponse est non, car on ne tue pas un mème en une fois : il n'y a guère que la progressive lassitude et le fait de tomber dans l'oubli pour avoir raison d'un phénomène. Une façon plus constructive de s'interroger est plutôt de se demander ce que pouvait bien faire Matt Furie. Et de la même façon qu'il a décidé de sa mise au monde, il peut choisir de sa mise à mort. Symbolique, bien sûr. Mais pas moins forte. Le dessiner une dernière fois, décédé, sous l'authentique coup de crayon de son créateur, était une façon de couper le cordon entre le père et le fils. Car après tout, le Pepe The Frog tel que Matt Furie le pensait n'est-il pas déjà mort le jour où il lui a échappé ?

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